Description
En avril 2014 devant les caméras du monde entier, 250 lycéens périssaient lors du naufrage du ferry le Sewol au large de la Corée du Sud. Les autorités coréennes devaient rester étrangement impassibles face à ce qu’elles ont appelé un simple incident maritime, tout en affirmant aux familles des lycéens le contraire, que les secours étaient en place, que les passagers étaient saufs… Enquêtes, condamnations, démissions ou suicides, la société coréenne en son entier fut dévastée par le naufrage.
Si Danielle Lambert revient sur cet événement tragique, c’est en axant son récit sur le déni des autorités et la séculaire obéissance confucianiste (on a d’abord demandé aux lycéens de ne pas quitter leur cabine : aussi, ceux qui ont survécu sont-ils ceux qui ont désobéi) ; sur cette vérité noyée, disparue dans les profondeurs « d’un insondable inconscient marin ».
Surtout, c’est en établissant un parallèle avec le naufrage familial qui devait suivre la mort tragique du frère, en une interrogation sur l’effraction de l’événement qui submerge tout ; au-delà, sur le risque que la vérité ferait courir, et les raisons qui font que « rien n’est dit », « rien ne se passe », aussi bien pour le Sewol qui « emporte en silence les passagers » que pour la famille, « impassible une nuit opaque, noire ».
Ainsi, Danielle Lambert, en une quarantaine de petits chapitres alternant l’« enquête » du Sewol et l’histoire familiale, les mêlant parfois, dit la déréliction, l’indifférence assassines, pendant lesquelles s’écoule le golden time, ce moment où l’on peut encore agir. Dit la « remontée lourde, accouchement inversé qui consiste à rendre le défunt aux siens à défaut de lui rendre la vie ». Dans ce récit pudique mais accablant, à l’écriture tenue, serrée, allant à l’essentiel, où l’émotion est gardée sur le fil, résonnent ces paroles, plusieurs fois répétées : « Il y a quelqu’un, ici ? » pour dire la douleur de l’absence, des vivants comme des morts.
Notes de lecture
« Danielle Lambert raconte la litanie des fausses et monstrueuses assertions, le temps long de la parole de vérité, les méandres d’une mémoire aquatique, l’entre-deux entre réel et abstraction, la peur engendrée par “une forme d’organisation militaire ancestrale”, la vérité noyée, l’ainée et sa culpabilisation, le choc “en un seul plan noir et blanc et fixe”, la puissance de déflagration hallucinée, la désespérance lenteur du cauchemar, l’effraction de l’événement qui “submerge tout”, l’insoutenable désinformation et son calme lisse opposée “au raz-de-marée de douleur des parents”, le gouffre du langage, la défaite de la pensée, le silence, “Le silence n’est plus un blanc sur une bande-son, mais un filet d’air submergé, un cri ravalé”, les soustractions funèbres, le temps du deuil comme espace infini et indéfini, les impossibles définitions et les débuts d’explications, l’ombre toujours trop grande pour soi, l’indéfinissable parfum captif d’une chambre, l’importance de chaque catastrophe qui ne peut être résumée par la “valse des chiffres alignés”, le fond des mers “au fonds des mères”, la longue procession des rubans jaunes, l’insoutenable rugosité du réel, celui “qui est mort”, la mort et rien à voir, l’incurie d’instances gouvernementales, l’acuité des absences… »
Didier Epsztajn, « La vie ne se délivre pas de la mort. Elle s’en encombre », Entre les lignes entre les mots, 5 décembre 2021« La beauté de ce livre s’explique par son écriture qui se veut dépouillée de tout pathos et sentimentalisme. Elle vient libérer des images brutes, précises tels les ressacs de “la mer”. Danielle Lambert écrit : “être seul, être libre. Être en vie.” Une fois le livre terminé, il me vient à l’esprit cette phrase de Marguerite Duras : “l’écrit ça arrive comme le vent, c’est nu, c’est de l’encre, c’est l’écrit et ça passe comme rien d’autre ne passe dans la vie, rien de plus, sauf elle, la vie.” »
Alexandre Ponsart, Poezibao, 11 mai 2022