Description
Au secret, publié par nos soins en 2010, annonçait en quelques allusions son « frère », L’apprenti dans le soleil, qui paraît aujourd’hui. Le novice, en filigrane du livre, reprend son chemin, ou plutôt son sillon, sa traversée du champ du réel.
C’est encore un chant s’enroulant au fil des pages, d’une voix étourdissante et chuchotante, qui nous appelle à une « manière d’abandon » contre les entraves de la pensée, qui nous entraîne à saisir « l’aubaine / de pouvoir s’échapper / en prenant un chemin / parsemé de curieux éclairs » ou « le privilège de laisser aller / autant qu’il se pouvait / la longe du sens ».
Ces pages nous emportent dans une certaine dérive, un vertige ; on est saisi d’un sentiment de l’errance, du toujours changeant, jamais établi. « Ramassage des éclats » — fluctuations et miroitements (l’éblouissement du soleil), leurres et enchantements… — qui vient aiguiser les sens et la spéculation. Avec cette lucidité que seule permet la vraie franchise d’âme (ou l’éternel apprentissage), car il s’agit bien du « cœur / l’espace entre les deux berges / du fleuve dans votre dos // susceptible de s’enfouir / dans son propre lit / à la moindre erreur », ou bien de « la vie sur les fils // à affûter votre harmonie / au-dessus du trou ».
Notes de lecture
« Une note à la fin du livre rappelle que le titre est une allusion directe à un petit dessin de Marcel Duchamp datant de 1912, Avoir l’apprenti dans le soleil, “où l’on peut découvrir un cycliste dans la position d’un sprinter sur sa ligne d’arrivée, la tête enfoncée dans les épaules mais aussi penchée vers le sol, en un ultime effort… tandis qu’il est en train de monter une vraie côte (réduite, dans le dessin, à une ligne). Un sprint dans une ascension : même si notre champion a l’air plutôt en forme, nous voilà un peu dans l’impossible, ou dans l’absurde : ou bien, si ceci et cela se fondent vraiment l’un dans l’autre, dans l’union des contraires”. Mais plus que le dessin, il semble que Franck André Jamme ait davantage retenu l’énoncé en lui-même, sa valeur quasi incantatoire : avoir l’apprenti dans le soleil. En effet, en lisant le livre, nous aurions le sentiment de faire l’apprentissage d’une lumière qui éclaire la longue scansion énumérative de Franck André Jamme. »
Jean-Pierre Ferrini, La Nouvelle Quinzaine littéraire, n° 1188, 16 février 2018« Un ouvrage superbe. L’absence de revers revêt d’un écrin d’aplats le siège d’écritures lentes, de poésie blanche qu’enchâsse l’ocre lumineux d’une couverture dédoublée de royal, tandis qu’en frontispice, au burin de James H.D. Brown quelques cercles de Kandinsky cillent biomorphes. Pagination discrète des seuls poèmes. De maîtrise impeccable, reprises efficaces, très composé très écrit mais sachant vertical étirer des connivences – un alanguissement étage ses stases, un savoir-faire aiguise, déguise son faire savoir. Palimpseste d’un temps oblong, tout en demi-teintes tenues à bout de bras, aux tournures familières bride lâchée à grand escient, un jeu nonchalant évidant la tension (“arbres / tendus à se rompre / entre le sol / et le reste”), encochée la flèche du Temps bruissante de son empennage, un arc décoche ses fleurs mouchetées. Le titre emprunté à Marcel Duchamp, dit l’auteur, spécialiste de Char, qui a travaillé à l’établissement de ses œuvres complètes dans la Pléiade. Un “apprenti”, un “novice”, un “néophyte”, un mallarméen de Char s’abstient de rouvrir la blessure la plus rapprochée du soleil. Avec parcimonie, avec autorité, de monostiches en distiques, tercets charnus, rares quatrains, quintils fourbus, un poète à la manœuvre, du sextant affûte le compas de deux ; en “conversion du curare / en élixir” un plus vulnérable que vulnéraire sait se garder de trop rapprocher sa blessure de son soleil. Flotte un peu de mépris d’un qui n’a pas raison dans tous ses mépris. Autoportrait en creux, en éthique, d’une fragilité de bel aloi lucidement en arrière d’un arroi solaire. En “poudres / d’espoirs broyés / simple couleur sable” l’amertume de Char a mué. »
Christophe Stolowicki, Sitaudis.fr, 21 mars 2018« L’œuvre de Franck André Jamme est discrète pas seulement du point de vue de sa réception, elle l’est thématiquement. Discrète parce qu’elle n’est jamais effraction mais approche précautionneuse, découverte d’un centre secret qu’il ne s’agit pas de forcer mais d’entourer et d’investir d’une affection particulière, aussi scrupuleuse que dubitative. […]
Ainsi la discrétion est-elle chez Jamme comme la quête d’un secret, d’un cœur secret des choses qu’on découvre sans y toucher, en passant comme mélancoliquement à côté de lui. Le ratage n’incite jamais à l’amertume et fait même partie de l’approche. Sa discrétion est sa façon de disperser ce secret, de le dilapider.
L’apprenti dans le soleil […] est une sorte d’énumération de ces moments privilégiés lors desquels a lieu une perception d’un mystère, perception respectueuse de la part inaliénable et ininterprétable de ce mystère. D’où ces énoncés énigmatiques qui bien plus que de livrer et résoudre une énigme, la protègent, la perpétuent. Pas d’exaltation lyrique dans ces moments qui sont même plutôt assourdis par un certain usage de la distanciation, notamment à travers l’emploi de l’imparfait, comme si l’élégie, la remémoration nostalgique les reléguaient dans une antichambre de la conscience. S’il y a du vertige, et certes il y en a, c’est dans la sorte d’étirement élastique que l’auteur accorde à ces instants qui ne témoignent d’aucune immédiateté mais au contraire de leur lente dérive aux confins du sens.
Il y a toute une humanité abîmée qui traverse ces poèmes : simples, fous, sans-nom, tribu d’innocents avec lesquels le personnage principal – l’apprenti, le novice – se sent en empathie. C’est une étrange communauté de solitaires qui se met en place, une solidarité des solipsismes dirait-on, qui fait la grande mélancolie de cette poésie. […]
Le recueil est composé musicalement, avec reprise des mêmes motifs visuels et un art consommé du contrepoint, de manière à suggérer qu’il faut approcher l’énigme et l’abandonner tout à la fois, en laissant du jeu à “la longe du sens”, comme si la clarté d’évidence qu’il s’agit de dire résidait tout autant dans ses ombres portées et son crépuscule. »
Laurent Albarracin, Europe n° 1070−71−72, juin-août 2018« Le livre de Franck André Jamme m’évoque, davantage que l’inventeur du ready-made, l’Inde et Bhattacharya, l’apprenti ou l’élève, qui ne cesse d’acquérir, grâce au Maître, les rudiments de l’art de vivre, par le renoncement aux valeurs habituelles des humains. Poème-mantra, peut-être. Le fait est que les sons importent autant que les syllabes et que l’ensemble agit comme un philtre magique, ou un “récit muet”, avec ses “nuits / pleines de style”, sa “fleur / qui serait une autre sorte / d’aboutissement”, son humour : “Surtout gardez toujours / quelques grammes de quoi que ce soit / sur votre peau”, et sa sagesse : “Rien ne varie jamais / tout s’assemble / juste différemment.” […]
L’apprenti dans le soleil a […] été écrit dans un élan en un seul mois. Franck André Jamme procède de cette manière, quand ça lui chante, c’est-à-dire lorsque ça chante en lui. »
Marie Étienne, « Portraits de poètes (2) », En attendant Nadeau, 28 août 2018