Description
« cette fois la barque était / de pierre / un granit échoué entre lande / et forêt »
Barque pierre est né de la résidence, à l’automne 2019, de Frédérique de Carvalho à l’ancienne poste de Plounéour-Ménez, au cœur des monts d’Arrée, « pays d’attache » où « la lande aura dressé / la table » d’écrire, la « bogue hérissée de l’instant » à portée du carnet.
La narratrice, « elle », se retournant tel Orphée sur une Eurydice pourtant « déjà morte », se retrouve confrontée, comme convoquée, à un corps à corps avec une mémoire — l’enfance, la mère, le « désir ensablé ». Une voix s’impose et occupe l’« obscur » de la langue, « elle dit » comme malgré elle, elle se demande « de quelle mémoire revenir et si c’est possible ». Par le biais d’accroches comme autant de didascalies sont notés l’entremêlement des espaces et des temps (de grammaire, de durée ou de saison), sont posés les remarques, injonctions ou apartés qui façonnent un geste de parole — où l’écriture, « lieu soustrait », est espace et désir.
« elle dit que son travail de vivre est de bouger les immobiles / elle dit de déplacer la pierre / elle ne sait pas comment »
Notes de lecture
« Elle dit. Le lieu l’espace le temps elle. La mère l’enfance. Écrire. La “plaie” la barque la pierre. Elle, c’est la poète. Frédérique de Carvalho. Je la découvre ici dans ce recueil publié aux éditions isabelle sauvage. barque pierre. Je n’avais jamais rien lu de Frédérique de Carvalho. […] Et me voici lectrice sous fascination sous émotion sous une forme inconnue qui touche au plus profond, je-ne-sais-où, et qui bouleverse. Et qui porte/déporte. Loin ailleurs. Et qui déborde. Là-bas. Dans la lande la langue les fougères. Barque pierre. La barque, enserrée ou jointe entre “bercail” et “berceau”. Un lieu où vivre, protecteur, originel. Entre pierre et bruyère. barque pierre. Un très beau titre, énigmatique elliptique qui condense en deux mots des univers en apparence antagoniques. […]
Des mots reviennent, qui donnent à la strophe sa musicalité : “pierre” “talus” “il pleut”. Des mots simples, des mots de tous les instants. Écrire est ce bégaiement de la langue. Un mot par vers dans la brièveté de strophes dépourvues de toute ponctuation. Et pourtant un rythme affleure, de page en page, un rythme tout en régularité, à la musicalité secrète, sous-jacente. Quelque chose de doux. Quelque chose de mélancolique. Quelque chose de voilé qui se dit dans une tonalité particulière. Tout en demi-teinte, qui touche et qui étreint. Qui porte et qui emporte.[…]
La langue de Frédérique de Carvalho est mystérieuse et belle. Sans recherche apparente, elle s’impose comme une évidence. Poésie première. Il arrive aussi que la poète bouscule la langue, que les phrases s’interrompent sur le vide d’une négation incomplète. La poète laisse en suspens ce qui ne peut être traduit en langage ordinaire… ou qui lui semble superflu. […]
Geste désir danse, l’écriture de Frédérique de Carvalho est écriture de l’implicite, de l’indéchiffrable, de l’équivoque. Elle est la vivante qui ré-explore avec talent le territoire infini de “lalangue – de – cela – qui – nous
éblouit”. Une épiphanie.
Et “c’est de la joie cela de
l’ivresse qui
vient.” »
Angèle Paoli, Terres de femmes, n° 188, juillet 2020« Avant même d’ouvrir le livre, le titre nous interpelle. Barque voudrait dire flotter et naviguer, pierre coule — voilà qui intrigue. Alors barque pierre comme on trouve encore dans les campagnes : auge, mangeoire, abreuvoir, ou même tombe, ou encore couffin ou berceau, voilà les images qui anticipent la lecture. Sur la couverture, la gravure rouge sépia de Rebeka Triai montre une échelle fougère comme si elle invitait à quitter le sol et grimper à un étage supérieur (d’accomplissement, d’évolution), un peu comme les ancêtres des Indiens d’Amérique du Sud-Ouest dans leurs récits de la création se représentent l’émergence des humains actuels entrant dans ce qu’il nomme le quatrième monde. Ou encore une échelle rêvée comme celle de Jacob qui y voyait les anges descendre sur terre… Ce qui transformerait le lieu de résidence, l’ancienne poste de Plounéour-Ménez où Frédérique de Carvalho a écrit ce livre, en un Béthel breton où déposer une arche d’alliance personnelle. Encore une fois nous nous trouvons avec un texte sobre, sans grandiloquence, sans fioriture comme Frédérique de Carvalho la pratique. […]
Il s’agit d’un pays de pluie, il pleut comme un chagrin, et les causes du chagrin sont plurielles. La condition humaine pour une part mais aussi la condition faite à nos animaux “domestiques” d’élevage. La souffrance animale, dans l’univers concentrationnaire ou bien souvent ils se trouvent, est grande, égale ou pire à celle des humains déportés, migrants, sans papier, exilés, réfugiés. D’ailleurs “elle dit que déporter c’est un / verbe / d’état”. Une entorse géniale à la grammaire pour pointer du doigt les logiques politiques et économiques qui font entrave à la bonne entente entre humains dont l’intelligence devrait les amener à se comporter solidairement entre eux et avec toutes les espèces vivantes, y compris la planète terre elle-même.
Il s’agit d’une série de gestes et/ou de non-gestes comme : ne pas se retourner, oser parler, être paralysée et/ou enfermée, regarder le miroir, écrire en cachette ou non, habiter, défaire, refaire le monde, découdre, réapprendre, répéter, rassembler des morceaux, couler, oublier, se tenir droite, désirer… Il s’agit d’une mère : “le sujet tous désirs confondus dans le mot possession / le sujet n’est pas simple”. Peut-être à cet endroit, page 47, est livrée au lecteur-trice la clé “secrète” de l’écriture quand l’exergue nous offrait un éclairage en plus d’une explication pour le titre : “une barque souvent accostée au rivage y défiait l’océan, l’océan du langage”. Cette citation de Llean prévient le lecteur, il aura à défier l’océan du langage en accompagnant son auteure sur des flots à la force tranquille et contenue, même si la mer-mère est démontée, déchaînée, et qu’il faille la remonter, comme une horloge, comme les bouts de ficelle à joindre, pour guérir de l’enfance et rendre au fil du temps sa fluidité de dire in-encombré. »
Béatrice Machet, Sitaudis.fr, 12 août 2020« La barque qui a besoin d’eau, d’un certain tirant pour se déplacer est ici, dans le livre de Frédérique de Carvalho, pierre. Le titre de son livre est clair barque pierre. Comme si la barque de vivre s’était prise et échouée dans le noir de la langue et, peu à peu, pétrifiée. On se souvient peut-être des premiers vers de 3 montagnes & 2 océans, paru chez Propos2 éditions : “tu étais dans la barque / tu dormais quand la corde s’est détachée”. Depuis, la barque a dérivé, s’est prise dans les sables, la pierraille d’une mémoire – enfance, mère, “désir ensablé”. Quelqu’un – “elle dit” – une voix narre en bégayant des paroles d’hier, des affirmations sur “l’écriture, la béquille”, des interrogations sur les chemins qu’a ouvert l’encre quand elle file devant, mot à mot, et que “l’image (la) devance”, des bribes de vers qui se mêlent à un “maintenant” de pierre : “un granit échoué dans la lande”, un lieu où écrire. […]
“Rentrer dans l’oublié” – l’expression est, je crois, de Bernard Noël – c’est embarquer, affronter l’inconnu, ce qui en nous est lié au plus vif, à la vie même en son désordre. C’est à cette expérience que se livre Frédérique de Carvalho. Ses mots sortent de l’ombre, clignent des yeux, peinent à voir ce qu’ils cherchent à dire. Avec elle, nous entrevoyons bien que c’est l’écriture qui fait la route. En avant, avec les eaux revenues, la traversée sera possible ! »
Alain Freixe, « Barque, la poésie prend l’eau ! », PCA, août 2020« Barque pierre est une saison sous un crâne dont le titre semble condenser toute la puissance énigmatique d’abord parce que, pur néologisme, il surprend et provoque des sensations et des images marquées du sceau de l’ambivalence. Sur la première de couverture, en filigrane, apparaît Bag vaen qui est la traduction bretonne du titre. Or bag vaen renvoie à une légende, celle d’un premier moine évangélisateur irlandais qui au Ve siècle serait arrivé sur les rives du Finistère dans une barque de pierre. En l’espèce un mégalithe de 20 tonnes qui n’a pas bougé ! “Une baleine bleue”…
Bag vaen, douce et assonante, devient barque pierre, difficile, trébuchante, endurante traversée qu’on sait nécessaire mais qui effraie. L’exil volontaire vers “un lieu clos sans / clôture une terre / posthume” face auquel les mots se dérobent ; quand “elle” croit entrevoir, l’image disparaît, la langue la déporte. “Elle dit déporter est un verbe d’état. / Elle dit la langue déporte le sujet.” Or “le sujet n’est pas simple”, c’est la mère : une proximité de fait mais sans lien véritable comme l’élision du partitif entre barque et pierre. La mère et l’enfant ont deux entités distanciées, deux matières opposées, deux mondes irréductibles l’un à l’autre. Fracture et séparation plutôt que lien. L’entièreté de l’opus semble se déployer à la faveur de cette élision du partitif. Elle est celle qui dit sans l’écrire ou par le détour d’un mot inventé, par le geste d’écrire autre chose, elle figure ce qui manqua, qu’il s’agisse de la brume qui s’abat sur la lande et obstrue la perspective, qu’il s’agisse de la fracture qu’impose la tombée de la nuit à l’élan créateur “le soir la table la pluie le silence rien” ou encore une vitre entre “elle” et le dehors […]
Pour autant depuis le chaos de l’infans, le désordre de la mémoire et l’impériosité du désir, la voix élabore un chemin, “elle dit l’enfance rapiécée de la langue”, ce qui peut se loger au cœur même des manquements, des blancs, des omissions, des trous.
“Une nouvelle terre émergée” se fait jour, “le pli des bêtes dans le creux de la main toute joie / revenue” elle avance, passe-muraille, elle franchit à genoux, essoufflée, “elle dit la langue attise c’est une feu de / forêt”, une épiphanie merveilleuse et discrète comme cette forme animale laissée par le passage des bêtes dans les sous-bois ou l’empreinte labile du vol des oiseaux. »
Christine Plantec, « Habiter en oiseau », Le Matricule des anges, n° 216, septembre 2020« [Frédérique de Carvalho] écrit la nature qui l’entoure et celle qui (re)surgit, par le mythe d’Orphée et Eurydice, par le corps, par le désir de pénétrer toujours un peu plus le paysage, de cheminer aux côtés des bêtes. Petit à petit se dessine une autre possibilité : convoquer et faire jaillir la part d’ombre restée enserrée en soi. Les monts d’Arrée, où “l’océan c’est / la lande”, est le cadre pour écrire la mémoire, celle-ci devenant corps dans le paysage, en présence des bêtes comme peuple intérieur. […]
Le pouvoir de l’écriture de Frédérique de Carvalho se joue à partir de ce qui se dénoue et chemine vers la joie dans une traversée de la nature, la lande et la proximité des bêtes. “Elle dit” revient en leitmotiv, comme une voix s’imposant, dans un hommage à la langue, le mot, la poésie. L’écriture foisonne. Fuse. Par petits blocs et se répand sur cette terre d’écriture qui est celle de Frédérique de Carvalho. Et s’il fallait choisir dans barque pierre une citation pour résumer ce recueil essentiel et profond, je crois que ce serait celle-ci :
L’écriture l’espace le désir // elle dit l’écriture où vivre. »
Cécile Guivarch, « Hep ! Lectures fraîches ! », Terre à ciel, novembre 2020