Description
La poésie d’Isabelle Baladine Howald, instable, dépouillée, développe une sorte de précarité de la langue, une « sciure de voix / voix diffractée », seul moyen d’approcher ce qu’elle appelle le « discontinu », nous donnant à entendre un ego et un sum en détournant à son profit la célèbre phrase de Descartes (cogito ergo sum), lâchant au passage la lettre r de ergo, le transformant en ego : un passage d’un « donc » en « moi ».
Elle cherche un ravissement, un emportement où ce ego/moi et ce sum/je suis se superposeraient et installeraient entre ces deux substantifs une sorte de redondance affirmative : « ego sum à ce moment-là / corps âme joints », et questionne ici quelque chose qui serait de l’ordre d’un trait, d’un rapport, ou d’une relation entre ce qui serait l’âme (« qui est-elle… / Est-elle immortelle ? ») et un corps… Peut-on penser quelque chose d’autre qu’une relation duelle ou une union harmonieuse de ces deux entités que sont l’âme et le corps ?
Peut-être uniquement si le je est en proximité avec un tu ou un toi. Je n’est pas ici seulement conjugué à la première personne mais est aussi utilisé en pronom ou en sujet plus indéfini (« Je se mit à bégayer… » ; « je meurt donne la séparation »). Il y gagne alors une permanence… immédiatement réduite par des notations de temps ou de lieux (« … à la fin de l’été »). Quant au tu, au toi, il vient souvent comme un appui (« un dos »), une présence (« Je te sens derrière moi »), qu’on devine en partie imaginée, comme un corps à soi qui fut :
« Toi mon membre fantôme ». Or, même avec cette amputation, l’altérité, au fil du poème, gagne en force car elle est principe de mouvement : « Je t’ai vu passer mon fantôme… ». Ainsi le je et le tu, loin de se combattre, s’appellent, se rapprochent, s’attachent, mais pour aussitôt… s’éloigner.
Notes de lecture
« Lier, délier, écrire, lire, composer, décomposer : ces pôles couplés aimantent le dernier livre d’Isabelle Baladine Howald. Les “fragments” évoqués dans le titre désignent à la fois des êtres vivants et des textes. Êtres vivants dont des parties du corps, des dimensions affectives ou spirituelles, des gestes et des souffles, des temporalités sont évoqués. Textes qui, prose coupée et citations, constituent ce tissu troué de vides dont la présence blanche assure néanmoins un continuum et un dit que l’on peut entendre de manière sourde dans le « discontinu” (dit continu ?) assumé par ce titre. Mais ce “discontinu”, c’est aussi une formulation distanciée de l’identité : une personne, une narratrice neutralisée, qui parfois utilise le “je”, parfois recourt au pronom personnel latin de première personne, ou encore se caractérise par la périphrase « a un problème avec sa voix”. Écrire à perte, écrire sur et dans la perte, écrire parce qu’on a/est perdu et par ce qu’on a perdu : le vieillissement fragilise, et lorsque le livre s’achève, l’Autre (frère, fils, compagnon, ami) est déjà mort. […]
Une référence philosophique centrale irradie ces “fragments” : cinq citations de Descartes constituent le noyau du livre. Elles sont capitales en effet, comme en témoigne le fait qu’elles apparaissent en majuscule, à la différence des autres extraits convoqués. L’existence de l’Autre peut-elle échapper au doute méthodique ? La poésie et la pensée démontrent-elles l’existence en démontant le mourir ? J’écris, donc je suis. Je pense que j’écris, donc je suis. J’écris que tu meurs, et je suis vivante, donc tu es peut-être encore. Écrire, aimer, soigner, caresser, autant d’actes performatifs. C’est donc d’un dialogue entre le sum, le sumus et le summus qu’il s’agit. Dialogue-acte, dialogue qui fait exister, qui fait persister dans ce monde-ci le tu (à entendre comme pronom et comme manifestation du silence), et qui poursuit le vivre et le vivant jusque dans la mort. Je suis, nous sommes, nous nous tenons là où se dit le suprême. Summus est la forme contractée du latin supremus. Or il est question de “cime” et de “sommet” dans ce tombeau-ci : “sommet est là cime je touche j’appelle je monte tu appelles — tu — montes”. Une langue vivante et une langue morte se croisent, comme la vie et la mort s’interpénètrent jusqu’à fragmenter la présence et dérouter l’absence. Je/ego me fracture en toi, toi le disparu te fractures en moi. Rencontre et coïncidence sont ici relatées comme on reprend son souffle après un choc, une épreuve ou un accident. Ces rapports de l’âme et du corps, qui constituent un ensemble précaire, sont ainsi envisagés à partir d’une série d’expériences anonymes, universelles et décontextualisées qu’il est périlleux d’arracher au livre pour les citer tant la mise en page des mots sur du vide participe de l’intensité de cette partition soufflée. Qu’est-ce qu’un corps qui dort, rêve, rit, danse, se blesse, tombe malade, parle, révèle de l’âme qui l’accompagne et le soulève ? Si le corps et l’identité sont d’emblée perçus comme morcelés, interrompus et défaits, l’âme, elle, ne connaît pas la dispersion ni l’éparpillement. Deux types d’âmes sont d’ailleurs distinguées page 49. L’une, mortelle, disparaît dans le cadavre. L’autre, voyageuse et “animale”, transite de la dépouille vers le témoin songeur. C’est sans doute cette dernière qui donne vie aux fantômes et autres hantômes qui traversent les textes d’Isabelle Baladine Howald. »
Anne Malaprade, Poezibao, 7 septembre 2020« En cette rentrée littéraire qui déchaîne les passions et dont tout le monde en vérité se contre-fiche – débandades proto-hippiques systémico-téléphonées –, autant se tourner vers un texte ayant discrètement taillé sa frêle taille dans un presque noir diamant. Fragments du discontinu, d’Isabelle Baladine Howald, à l’écart de tout brouhaha, en peu de mots pesés au trébuchet du deuil, cherche à approcher le mort/la mort à pas non pas comptés mais vécus, scandés, espacés, et ici l’expérience du deuil n’est pas matière à récit, plutôt à récitatif, lentement les mots s’allongent et s’incurvent au dos du mourant, il s’agit de penser à juste temps l’avant-fantôme.
Avant que rien ne reste, quelle nuance arracher ? Comment faire pour que le sujet se lève encore un peu de sa “tombe de sommeil” ? Que faire de “l’âme animale” ? Ici, on avance en tombant sur le terrain d’un texte qui ne cesse de choir et de se relever, d’écarter les ombres et de lécher les cendres, tout est fini et pourtant tout peut recommencer dans l’évidence non du seul souvenir mais plus bas, dans l’infra-mémoire.
Le discontinu que psalmodie de Isabelle Baladine Howald est chose fragile – “jamais je ne pense te fracturer” , et pour cette traversée des ombres l’auteure s’aide d’extraits (au sens chimique) d’Anne-Marie Albiach, d’Espitallier, de Valéry, Célan, et quelques autres. Cette confrérie épaule le texte, au prix sans doute d’une douloureuse capillarité. La pensée de la mort affronte la vision du devenir-défunt, et c’est dans cet intervalle que la poésie vient survivre. Vient déposer. […]
Quelque chose noir – memento Roubaud – travaille ce court texte tourné vers l’adieu mais dévoré de lumière. »
Claro, « Le trébuchet du deuil : Isabelle Baladine Howald », Le Clavier cannibale, 16 septembre 2020« À l’épreuve majeure d’une séparation avec l’être aimé ; à l’épure majeure sans un bémol, à l’irradiante lumière – le sensible reprise, rapièce le conceptuel. Dislocation du temps-lieu auquel abonde, que répare un patchwork de l’être. Fragments du discontinu, ou l’incomplétude substantielle redoublée.
Où l’âme est en question, quand le psychisme a fait long feu. Où la poésie seule répond, que peu de philosophie seconde. (Non, ici beaucoup de philosophie.) Où seule la poésie contemporaine, en sa double ponctuation où domine le blanc, dit le discontinu. […]
Comme tout poète authentique, Isabelle Baladine Howald doit être lue lentement – avec de brusques accélérations, celle des battements du cœur par exemple, pour suivre la queue de comète de sa pensée à l’œuvre. La raison sa seconde peau – de chagrin. Ce que la douleur lui arrache porte toujours la forme entière de l’humaine condition. »
Christophe Stolowicki, Sitaudis.fr, 28 septembre 2020« Sa poésie est un chemin de nuit. Parfois, à “deux heures du matin” l’âme appelle les mots à sa recherche dans l’interstice des phrases. Au virage d’une citation de Descartes, puis au coin de “de la mémoire d’aveugle” de Derrida, deux mots se croisent et se regardent dans les yeux, sans ciller. Ainsi, ils retiennent, sur la crête du rayon, le présent, la “blessure dans l’air” de Paul Celan – éternelle résonance de l’autre en nous. […]
Difficile de parler de la poésie d’Isabelle Baladine Howald sans emprunter son chemin, son rythme, veillée de nuit ou du petit jour où le chromatisme ne distrait plus le voyageur intérieur. Concentration, effort de court-circuiter les faux-semblants de la solitude, de la vie-mort. Et dans ce combat contre la montre, contre la mort, la poésie fait éclore une conscience, entre “je” et “tu” : “je” seul n’est pas notre meilleur allié ; “je pense” n’a pas vaincu la mort de l’être aimé, emporté là où “Tu n’es plus corps”. Le deuil, dans son dépouillement extrême, à travers la précarité des mots qui menacent de laisser le poème orphelin de corps, révèle alors que la peur de la mort est avant tout peur de la disparition de “tu”, peur d’être “je” dans une solitude infernale, dans le noir sans fond où “tu” n’es plus – “Ne meurs pas tu es / le cœur greffé dans le mien”. »
Eleina Angelowski, « Tu, mon âme », Or Norme, n° 38, septembre 2020« Avec un titre pareil dans le heurt et la rupture, on se doute bien que le recueil ne sera pas simple. Isabelle Baladine Howald pose tout bonnement sur sa table de dissection mentale les notions ténues et délicates d’âme, de corps et de mort. On est au croisement de la philosophie, de la métaphysique et de la poésie. »
Jacmo, Décharge, 13 juillet 2021