Description
Une, traversée : dans ce livre, textes et photos font sens ensemble, corps contre corps, échangent constamment. Les auteurs ont tenté de traverser, justement, un matériau qui touche à quelque chose d’intime, pour atteindre à quelque chose qui aille au-delà d’une histoire privée, personnelle, quelque chose d’autre, de plus insaisissable.
Soit des photographies de nu, autoportraits d’une femme dans l’obscurité d’une pièce, puis l’épaisseur d’une forêt (« verso des nuits »). D’un corps dévoilé rien cependant n’est affiché tout en étant montré ; malgré une mise en scène presque ostentatoire, le corps reste pudique. On est en-dedans, dans l’intimité du dedans, mais l’image est construite tout autant sur les draps, fenêtres, stores, rideaux, le plancher, l’entrebâillement d’une porte, la buée… « elle ôte de / la nuit au drap // mélangeant l’étoffe / à la peau // : grande surface / dégrisée ». On est, surtout, face à ce que cette femme donne d’elle-même, ce qu’elle nous autorise à regarder. Mais qui regarde ? C’est une des questions d’Yves di Manno, ce regard posé – et appelé (« les yeux tournés vers / moi sans me voir // – nue dès lors devant qui ? » ; « qu’intime-t-elle à celui / qui n’est pas dans // la pièce ? ») : ce travail est tout d’intimité « ouverte », mais parce que cette intimité est duelle, finalement, parce qu’elle est partagée, il franchit l’écueil du voyeurisme.
Les photos aussi appellent à l’histoire de l’art, font tableaux sur ce fond-là ; on pense à Degas et plus encore à Bonnard, bien sûr, mais aussi à certaines photos de Man Ray voire certaines toiles d’Edward Hopper – avec cette différence fondamentale qu’il s’agit ici d’autoportraits, d’une femme qui pose devant son propre regard mais qui l’offre peut-être d’abord à l’amant, « seule et / nombreuse face // à lui ». « signe tremblant, furtif / d’une femme inscrivant // une impensable geste // : son corps comme une lettre / réinventant le conte // la danse plus ancienne // de celles qui tissèrent / le voile en d’autres temps // ébloui, déchiré ».
Photographies d’Anne Calas
Notes de lectures
« Un livre parlé à deux voix. […] Ce que je retiens d’emblée, c’est la rigueur, la justesse, la perfection des formes, aussi bien celle des photographies (qui sont en quelque sorte des “strophes muettes”) que celle du vers qui, lui, est comme une “prise de vue” du corps réel, dans sa pure matérialité, son espace, ses objets (“un vase vide / une carafe / au bord / du lit”). Et la perfection aussi de “l’objet-livre” lui-même, sur lequel je n’ose pas crayonner comme je fais toujours quand je lis, car celui-ci est un corps écrit, montré, magnifié par cette rigueur, cette pureté, cette netteté du ton. […] Ce livre nous montre, et nous dit, l’amour autrement, l’amour comme “matière de nuit”, comme “impensable geste”, c’est-à-dire impensable légende, héroïque rencontre avec la “merveille”, l’énigme… »
Claude Adelen, Poezibao, 12 janvier 2015« La collection “ligatures” […] porte magnifiquement son titre avec ce livre, tant le lien semble impossible à rompre entre les photographies d’Anne Calas et les vers d’Yves di Manno. […] on pourrait lire dans une la figure de l’aimée, l’unique, mais aussi par anagramme, nue ; pour traversée, le mot implique un parcours, ici celui du corps, de son image et de son invention.
[…] Il faudrait examiner tous les mouvements minuscules qu’opère Yves di Manno dans la langue, qu’il glisse d’une voyelle à l’autre — dans “la suie, la soie des nuits” ou de “sigle” à “sangle” — , qu’il introduise des rimes internes, qu’il déroule les contextes de « lune » ou que la ponctuation mime ce qu’un mot annonce, comme dans le vers : “: reflet :” ; etc. Il ne s’agit pas de détails mais de ce qui contribue à construire l’unité du motif de la femme une, traversée par la langue.
Les photographies donnent à voir la nudité féminine comme on ne la regarde pas. Avec le jeu subtil avec les ombres et la lumière — une chambre aux stores baissés, une lampe de chevet — Anne Calas montre une forme inattendue, le grain de la peau, le mouvement d’un voile qui découvre et masque en même temps. Ici, c’est un visage qui regarde l’objectif, donc le lecteur, là, un tissu qui semble un rideau de théâtre, mais toujours le corps entier ou morcelé émeut d’être si nu devant ce voyeur qu’est l’appareil photographique. »
Tristan Hordé, Sitaudis.fr, 9 février 2015« Ce livre, d’une très belle présentation, réunit [poèmes et photographies], dans un échange constant, égalitaire, différent de ce qu’on a coutume d’appeler illustration du texte par l’image ou commentaire de l’image par le texte. […]
Une, traversée : qualifiée de “virgule infime / au verso des nuits”, la virgule du titre lui donne son sens. Quelle est cette une, traversée par des rais de lumière dans une chambre aux volets fermés ? Que suggère le titre du premier chapitre, “Chambre alternative”, alors que s’impose à l’esprit la camera obscura du XVIe siècle ? […]
La femme se débat contre une horde — une de ces hordes mêlées de souvenirs et de désirs qui assaillent les insomniaques. Elle est nouée à une absence, si fortement que le rêve prend la réalité d’une poignée de glaise dont elle s’enduit la poitrine. […]
Une, traversée serait la page s’écrivant et qui ne dit jamais tout : du poème, une part insaisissable s’éloigne au-delà de tout commentaire. »
Françoise Hàn, « Plus une nuit », Les Lettres françaises, n° 124, mars 2015« Chez Yves di Manno […], la ponctuation joue sa partie, en s’interposant à l’intérieur du titre à une place inusitée : entre l’article et le substantif. La virgule interrompt une action. La traversée aura-t-elle lieu ? C’est une première lecture. La seconde pourrait être : une (femme) est traversée. […]
Se regarder soi-même par le moyen de l’objectif, par conséquent s’objectiver, pour se donner à voir à l’autre, tel semble être le projet d’Anne Calas. Manière de se parler et d’échanger de soi à soi comme on tient son journal, et de faire part, de partager, de chercher le regard et la parole de l’autre. […]
Les photos sont tremblées (mais est-ce bien le mot juste, “troublées” ne conviendrait-il pas mieux ?), le visage et le corps pas tout à fait identifiables.
Le texte avance en équilibre sur cette crête,
“signe tremblant, furtif
d’une femme inscrivant
une impensable geste”
sur ce dévoilement (ou ce dévoiement ?) d’un corps, d’une relation qui, dans un premier temps, peut sembler impudique. Le lecteur est charmé, attiré (et frustré ?), car en dépit des apparences, qui elles aussi sont traversées, ce qui est proposé demeure en marge, comme en lisière :
“d’une page
que nul d’ici
là ne lira”.
C’est un récit, un chant, où les signes, les traits, sont immobilisés afin d’être scrutés. C’est intime, retenu, et presque détaché, le flou de la photo est semblable à l’aura et les mots du poème à un vêtement fluide qui propose et habille. »
Marie Étienne, « La traversée des genres », La Nouvelle Quinzaine littéraire, n° 1129, 1er-15 juin 2015