Description
Sans doute ne pouvait-il y avoir meilleur titre à ce livre que Camar(a)de, associant la figuration squelettique de la Mort, la Camarde, au terme évoquant spontanément la lutte des classes et l’engagement partisan. Car c’est bien de ce double mouvement, combat et Vanité, qu’il s’agit ici, transposé en « territoire » poétique. On peut penser que la poésie engagée a fait son temps, mais l’intensité comme incantatoire avec laquelle Yannick Torlini parvient à l’informer lui donne une nouvelle radicalité.
Ça frappe, ça creuse et ça doute, dans Camar(a)de, et l’homme y est à la fois ployé et droit. Il y a la pelle et la pioche, les jours travaillés, le corps (à corps), le sang, la sueur, l’Usure. Avec et dans la langue : le ressassement, une sorte de bégaiement, une manière d’avancer dans la phrase mot après mot, en va-et-vient aussi, grâce aux assonances, à la ponctuation ou aux parenthèses. Des blocs de prose heurtée, de plus en plus hachée, et un certain lyrisme. Et cette adresse, ce tutoiement/injonction au camarade. Un impératif, véritablement.
Notes de lecture
« Camar(a)de est un petit livre de poésie puissante et rugueuse sur le rapport au travail qui aspire la vie, brise les reins, évide l’esprit. Le camarade, le travailleur de force, y est interpellé, tutoyé, rudoyé parfois. C’est un appel à la conscience, en même temps qu’un constat sans fard d’une existence martyrisée par la brutalité des efforts. Parce que la langue doit être à l’unisson, Yannick Torlini la torture pour la faire résonner, explose la syntaxe comme si une pioche la trouait, la dépeçait. »
Christophe Kantcheff, Politis, 3 août 2014« Les poèmes de Yannick Torlini sont de lecture exténuante, et plus ils le sont, plus l’énergie se déploie pour exiger de prendre sur-corps, malgré l’inévitable vers lequel, néanmoins le poète nous entraîne […], tirant des traits horizontaux progressifs, annonçant l’arrêt définitif du cœur. […] Ce livre n’est fait de démagogie, ne laisse pas accroire que la poésie, la langue, peuvent tout, mais peuvent accompagner énergiquement l’exténuation. Dans la parenthèse du titre, tout est dit, le “a” du vivant-camarade enserré dans l’étau de vivre, d’une vie entre parenthèses. »
Jean-Pascal Dubost, Poezibao, 25 août 2014« Le poète fore, loin, répète, relaie, relie, ose des ponts sévères entre les mots et crée un réseau, certes difficile, complexe, où le lecteur se sent dans un risque de tous les instants, comme s’il redécouvrait sa propre langue, neuve, originale, décrassée des lieux communs. »
Philippe Leuckx, Lesbellesphrases.skynetblogs.be, 20 septembre 2014« Ce texte en prose poétique dont le titre à double détente associe mort et fraternité, cet agencement répétitif où le poète entend “parler/penser/trouer” fait en effet bégayer le babil des classes laborieuses, désormais plus aliénées que dangereuses. »
Fabrice Thumerel, Libr-critique, 14 septembre 2014« de page en rage malmenée, rabrouée se démantèle la syntaxe du poème de prose ; l’adresse à camar(a)de renfonce débusque de / dans sa “gangue […] la langue, au dedans des dents, du dedans ta bouche”, redondante de malheur heurt à heurt premiers ; en retombées concassées qu’un lyrisme à cordes rompues rajuste à perdre souffle, un “trublion” aux sorties d’usine à l’anachronisme abyssal convulse un compressage de profération […] ; becquets déboîtés, parenthèses d’ajout […] une scansion furieuse, de déports en reports se ponctue de mois en mois qui ne font pas les saisons… »
Christophe Stolowicki, CCP — Cahier critique de poésie, #29 – 1, novembre 2014« Une langue itérative, répétitive, syncopée, électrique, spasmodique, explosive, qui attrape le regard de son lecteur à la manière d’un siphon dont on ne peut quitter l’écoulement circulaire sans fin. […] Il y a un côté hypnotique dans cette écriture où l’ouvrier exhorté n’est pas laissé au repos. »
Jacques Morin, Décharge, n° 163, septembre 2014« Ce livre dense, haletant, ahanant, rugueux comme la vie, manifeste une triple tension. Elle s’articule entre le corps dont “[l]a fin avance prolétarisée, ton corps se détache de ton corps”, le comput inexorable du temps pris dans le filet des mois et la langue. Par la langue tenir le temps et dire le corps par le travail délité ; mais, par toi, camarade, être relié à la totalité du monde (glaise, feuilles, oiseaux, etc). Empêcher la dissolution du corps par le nom du lien : camarade, “mon semblable, mon frère”. […]
Travail du poète : faire échec au “rien” par les mots, le rythme, la musique de la phrase. La scansion des substantifs ou adjectifs repris, répétés “à la chaîne” rend sensible le travail répétitif et tente (d’)écrire ce que “crie ton corps dans l’usure de ta langue”. »
Christian Vogels, N47, janvier 2015« Parenthèses du je(u), le poème se lance. Machinerie, “travail”. Sourd et solidaire. On ne se dérobe pas : la parole affronte le monde. Elle adhère alors se disloque et rebondit : repart sur de nouvelles bases. Le socle, c’est l’autre. Celui qui œuvre, son labeur répétitif qui le crève et la tâche sur la page s’étale. […]
La langue souffre : porte en ses groupes nominaux absorbés (après “tant et tant de”, rien) ou ses propositions relatives avortées (“qui.”) l’impossible. Ne dit pas, vit (le corps). Alors le verbe n’est plus au centre, l’action présente mais répétée, insensée, découle des noms, se fractionne. Le sens est perdu. Crier.
“marteau, pioche, pelle, camarade à te buriner la vie sans cesse à te.”
Universel pronom incarné, “te/tu”, l’adresse et le thème. Soulèvement. Ne pas s’endormir, la langue, réactif. Le poète, l’homme avec. […]
Jamais distante, la syntaxe se colle à la souffrance, la met en poème ou page. Écrit ce qu’elle dit :
“oui : ressasse, chaque, chaque, chaque, chaque éveil comme si (ressasse) chaque coup de pioche ouvre (pelle, marteau, burineuse) pouvait, dans le mortier : changer : changer : oui, changer la fatigue dans muqueuse […]”
Une voix s’élève. À l’encontre. La ponctuation enchaîne, deux points. On hésite : explication, résultat ? Insiste. Impuissance. Alors dire. Les outils repris, les noms énumérés forgent. Pas un concept, une résistance :
“là où plus rien (ne oui)”.
[…] “Camarade”, scandé, nouveau chant des partisans, il faut résister :
“ne t’arrête jamais sur l’autel de la productivité et de la crasse et de la fatigue et de la parole sans bouche(s).”
Le texte se révolte, avance, trébuche en sa grammaire à la mécanique déprogrammée :
“pourtant. pour tant. tu te riens. tu te rends (à). l’indicible travaille (te).” […]
L’homme aux semelles de vent avait bouleversé la langue de son temps pour crier sa révolte. Alors, puisque les jours de travail sont des “jours ouvrables”, comme “la chair [est] ouvrable” et que “la mort [est] ouvrable”, il reste la solidarité des camarades et la révolte, si difficile, qui ne doit pas rester un rêve. »
Isabelle Lévesque, Terre à ciel, octobre 2016