Description
L’enclos du vent : ici se dessine un territoire, clos très paradoxalement – peut-on circonscrire le vent ? N’est-ce pas plutôt le livre en soi, cet espace ?, où va-et-vient entre l’image et le mot, recherche de l’image sous la paupière comme du mot sous la langue jouent « le même affût pour l’intime », « un étrange abandon // le frêle de quelque chose / inattendu ».
Les poèmes sont organisés en quatre parties, ou plutôt quatre temps, ponctués par des séries de photographies distinctes. D’abord la forêt, des arbres-écrans verticaux ou barrés par la masse d’un reflet, clos sur eux-mêmes, photographies « bougées » (dansées, pour reprendre le mot de Magali Ballet), aux tonalités noires, brunes et vertes ; puis une série rouge, flamboyante, morceaux de corps (bouche, clavicule, visage de profil ou tête en bas, main, torse…) ; une autre série de paysages de dunes, crêtes, arbres isolés : un espace ouvert (voire un chemin), un horizon, le ciel ; enfin, des arbres en bosquets ou isolés, mais ronds, massifs, des plans plus larges, la nuit (?) bleu profond, « insolite lumière ».
Aucune de ces parties n’est cependant repliée sur elle-même, la « blancheur de cendre » de la « série rouge » rappelant la brume et les teintes des premières photos, ou à l’inverse, « le sel et le carmin d’une herbe » les colore autrement, comme, dans la troisième partie, « la langue lape / on ne sait quoi d’inespéré // laissé sur une peau » semble rappeler le corps rouge de la seconde. Croisements entre images et mots comme par variations, vibrations. Photos et texte sont empreints de fragilité, d’extrême attention au sensible, on y sent le toucher, la respiration, quelque chose de charnel ; tout passe par le corps : les yeux, la peau – Erwann Rougé parle d’« intuition d’un vertige », de « tressaillement des lueurs, des plis et des creux » à propos des images de Magali Ballet, mais on peut aussi bien l’appliquer à sa poésie. Ici, « aucune frontière / ne trace de ligne // entre faille et faille // l’oiseau s’appuie sur l’air / à ce qui parle bas // autour d’une fragilité de plus ».
L’oiseau en métaphore, filigrane (qui parcourt toute l’œuvre d’Erwann Rougé), traverse du corps et du paysage : « là-bas le vent tient une plume / entre deux eaux // pour tout nommer / tenir l’air – toucher l’aile // cette commotion d’aimer // à coup de bec / ou presque ».
Photographies de Magali Ballet
Notes de lecture
« Le monde d’Erwann Rougé est habité d’oiseaux et de vent, d’eau et de forêts, d’air et de brume, d’amour et de lumière. Son univers croise magnifiquement celui de Magali Ballet qui sait rendre l’ineffable sensation d’être suspendu entre deux instants, en équilibre entre le noir et le blanc, le silence et les sons. »
Jacky Essirard, mars 2017« Ici le dialogue entre le poète Erwann Rougé et la photographe Magali Ballet paraît particulièrement réussi et fécond parce qu’il évite l’illustration mutuelle et que chacun, avec les moyens propres à son art, parvient à saisir quelque chose comme l’impondérable du monde. La photographie de Magali Ballet, si elle travaille le flou, le sombre et l’indistinct en représentant des fragments de corps ou de paysages, cherche pourtant moins à brouiller les frontières et à estomper les contours qu’à permettre un envahissement du trait dans le paysage ou un agrandissement des détails dans les corps. Le flou ici n’atténue pas, il exacerbe l’emmêlement du visible et la présence graphique des choses, des arbres en particulier. Parce que la photographie dessine plus qu’elle ne capte, elle tend davantage à laisser deviner l’invisible qu’à figurer le visible. Les poèmes, eux, ne sont pas spécialement flous, ils sont même plutôt clairs, mais ils disent aussi la frontière entre les choses ou entre les mots (entre les mots et les choses peut-être). Il y a chez les deux auteurs “le même affût pour l’intime”. L’écriture exalte l’interstice, la lisière, le moment de bascule, la fragilité des êtres et des choses. Le poème comme la photographie voit dans la limite un lieu de foison, dans la frange, non pas l’endroit de l’effacement mais celui où le signe est à son maximum de rendement. Le bord n’est pas la zone où s’éteint la chose mais celle où se rallume son sens. Sur le plan thématique la poésie de Rougé est très riche, elle évoque des paysages marins ou forestiers, les éléments naturels, des animaux, en particulier les oiseaux qui sont très présents et qui sont des êtres ambivalents, à la fois fragiles et féroces. Ce sont eux qui sont sur le point de tout renverser : l’ombre en la proie, le faible en le fort ou l’imperceptible en l’évidence. L’oiseau est l’animal métonymique par excellence, peut-être parce que situé à la frontière de la plume et du vent, comme si l’aile le désignait tout entier, dans sa vitesse et sa légèreté mêmes, comme le lieu de bascule entre le visible et l’invisible, entre le matériel et l’impondérable. »
Laurent Albarracin, Poezibao, 11 mai 2017« Quand un livre s’ouvre sur l’accord partagé entre le mot et l’image, la vibration intime entre l’encre et le papier, le lecteur y entre sur le bout des doigts pour ne rien déranger de cet état de grâce : “parfois une douceur arrête / l’éraflure d’une âme.” L’enclos du vent, titre paradoxal ou métaphore du cadrage ? Quatre ensembles de photographies de Magali Ballet capturent des espaces en camaïeu offerts aux poèmes elliptiques d’Erwann Rougé.
Le poète est d’abord attentif aux arbres esquissés dans le clair-obscur, à leur dialogue secret avec le vent, aux frissons furtifs des feuilles, au mystère de l’oiseau à l’entaille de l’écorce, à l’affût du chant : “l’oiseau s’appuie sur l’air / à ce qui parle bas / autour d’une fragilité de plus / l’avance de la lumière / lui sert de cime.” Le deuxième ensemble d’images saigne ou brûle d’une lave de rouille incandescente : “Et l’ombre portée rassemble ses morts / étoupe la faille du temps […] elle croit que le sel et le carmin / d’une herbe suffisent // pour la soif du bois.” L’œil glisse des surfaces minérales aux matières charnelles, de la froideur de l’argile à la chaleur de l’épiderme : “plus bas les sueurs de terre / respirent l’ivresse des pentes // sous la pierre l’érosion / est rouge encore […] la langue lape / on ne sait quoi d’inespéré // laissé sur une peau.” Certaines photographies, à la limite de l’abstraction, semblent des peintures, des “lavis d’aube”. Le tremblé des formes à peine ébauchées éveille les sens : “on mélange tout / avec l’œil et la bouche”. La dernière séquence, bleu nuit, fond nuées et frondaisons : “pour tout nommer / tenir l’air – toucher l’aile // cette commotion d’aimer / à coup de bec / ou presque.”
L’éditrice a apporté tout le soin et tout l’amour nécessaires à la perfection de cet ouvrage qu’on découvre comme un sobre trésor bibliophilique… »
Michel Ménaché, Europe, n° 158−59−60, juin-juillet-août 2017« L’enclos du vent, par sa paradoxale assise, offre la surprise d’un complément du nom qui dément la clôture, le vent transporte, il éloigne, il ignore les frontières. La liberté, il l’exerce sans conscience : il déborde, il passe et retourne. Ce vent “ineffable1” qu’Erwann Rougé nous a déjà invités à “nourrir2”, il ne peut se capturer. Par quelle alchimie ce livre l’enclot-il ?
[…] Entre les photographies de Magali Ballet et les poèmes d’Erwann Rougé, nulle soumission, un pont, qui n’est pas de l’ordre de la figuration, relie les mots aux images balayées. On peut souligner la qualité de l’édition : textes et photographies (en quadrichromie) sont unis sous la couverture dont l’unique rabat enserre les pages. Nous sommes immergés dans le paysage, dans la familiarité des arbres, par un vert traversé de bleu crépusculaire ou augural. Quelque chose passe, bouge, bat.
Les paysages apparaissent ou s’effacent. Est-ce la tombée de la nuit ou la naissance du jour ? Les masses colorées se fondent, le dessin n’apparaît pas encore (ou plus). Ce que nous commençons à discerner sera-t-il vraiment ? Pour le lecteur, des paysages intérieurs naissent de l’indistinction.
Poème entre cime et faille, nous vivons une navigation insolite dont les arbres sont les amers dressés. Dans ce monde, “le poème brûle”. Le corps est une partie de ce paysage à la vie tremblante et sensuelle où la Création sans cesse se rejoue :
“il y eut l’extase des eaux ses vagues lentes
le chemin d’ocre”
Ce monde vit aussi dans sa profération, comme si le poème passé par les lèvres pouvait créer ces zones traversées, “tout ça dans un regard” pour un paysage intériorisé. L’absence se délimite, la présence se précise, comme l’attente de “cette commotion d’aimer”. Les mots et les choses se sont mêlés, ce qui naît a fondé le poème. »
1. Erwann Rougé, Ineffable vent, La Canopée, 2008.
2. Erwann Rougé, Nourrir le vent, La Canopée, 2004.
Isabelle Lévesque, « Naissance du poème », La Nouvelle Quinzaine littéraire, n° 1181, 16 octobre 2017« Les choix d’artistes et poètes de l’éditrice Isabelle Sauvage ainsi que l’équilibre et l’élégance de sa mise en livre font de la collection “ligatures” un ensemble qui relève du livre d’art. L’enclos du vent d’Erwann Rougé, ponctué par les photographies de Magali Ballet, n’y déroge pas. Ici, paradoxe, textes et images n’illustrent pas, ne commentent pas l’autre versant du livre mais marient le sonore et le visuel en un discours à deux voies (ou voix). La photo magnifiée par la musique du poème chante autant que le poème s’habille des lignes et couleurs de l’image.
Le premier ensemble iconographique, marqué de verts, bleus, gris, blancs mats, suggère un paysage zébré d’arbres où se devine, évanescente, une forme humaine (p. 18). Au centre, et cœur du livre, dans le flou d’ocres rouges ou orangés, l’intime du corps. Enfin le dernier ensemble reprend les teintes du début mais, souvent plus sombres, elles s’approchent du noir (p. 55). Bruit le vent entre les branches, parle le corps, vient la nuit et le silence du vent. Enclos, le poème brûle, fût-ce à coup de bec.
Chercher l’équilibre du vent. Tout comme l’oiseau plane et flue dans la lumière, le poème va vers l’oubli qu’on a devant soi (p. 42) Sensible, dans la lecture à haute voix, le jeu de sonorités n’est pas sans suggérer le souffle le battement d’une aile par l’allitération de liquides (p. 6), de fricatives (p. 26) voire des deux à la fois (p. 20). Fluidité : cela se donne lentement (p. 25) et incite le lecteur à voyager entre visions colorées et chemins sonores où le silence frappe et caresse car en marchant les mots sont calmes (p. 43). […]
Ici, la photographie d’un espace incertain (flous, à‑plat de couleurs, formes vagues et “dansées”) rend perceptible la sensualité et la fraîcheur de l’élément naturel, la fièvre du corps, voire l’immobile des arbres dans la nuit (mortifère ?) (pp. 54 – 55). Le poème, lui, habite le temps. Il va son chemin dans le vent, vole et glisse. Part de l’ange entre les mots / qu’on supporte mal d’entendre/ (…) : la cicatrice d’une absence (p. 24)
Le vent porte ce qui nomme et trace le rythme du monde : la plume de l’oiseau. Pour que soit fixé le corps paysage : nul n’est plus intime / que ce retirement du souffle qui va entre les blancs / ce que l’arbre croit / maintenir debout (p. 17) : dans l’enclos du vent : le poème. »
Christian Vogels, N47, n° 31, 20 décembre 2017