Description
D’une histoire banale en soi, Benoit Colboc forme un vrai projet littéraire. C’est dans l’écriture même de ce récit non linéaire, construit par petites touches, que semble se faire jour une compréhension, laissant par là-même le lecteur tracer son chemin, sa carte, sa topographie. L’auteur n’explique pas : pas de liens de causalités, encore moins d’effets, ni de morale. Il sait qu’il faut se défier de sa mémoire, de son imaginaire, de ce qu’on prend comme des vérités, cette « boucherie sans hémoglobine que l’on appelle souvenirs ».
Il y a donc une famille (un père, une mère, une sœur, un frère et enfin le « dernier », le narrateur). La famille est ordinaire, entendons par là qu’elle répond aux us et coutumes d’une époque, avec ses habitudes, ses « qu’en dira-t-on » ; sorte « d’entre soi » social et culturel ennuyeux. Chacun a sa place, ou plutôt la place que les autres lui laissent et/ou qu’il veut ou peut bien prendre. La pièce centrale est le père, et pourtant si peu là. Chacun s’appréhende en fonction de cette place, ainsi le père et la fille « se comprennent » parce que chacun est l’aîné de sa fratrie, ou encore le fils « sillonne le succès » et respecte « les bases », voué à prendre la suite du père… Sauf le « dernier », décalé, en hostilité avec le père car il a « déplacé le pire pour élucider sa souffrance », les souvenirs l’égarent, induisent des erreurs qui font du père « un monstre ».
Un événement redessine la carte : le suicide du père, qui ébranle la distribution des charges et dément les certitudes. Avec cette disparition, le père, qui aimait « les entre-deux, les ambiguïtés », a choisi la radicalité : il « s’est libéré ce père fracturé », « il décidait une dernière fois ». La mère, gardienne du « cela ne se fait pas », retrouve quelques accents à sa vie. Le « on ne dit rien à personne » s’entrouvre : le « dernier » a été tous les vendredis soirs « l’enfantchériprêté de tous les caprices » à un couple de personnes âgées. Annihilé et oublié pendant des années, ce couple de vieux, leurs gestes et les circonstances. Mais il y a comme des « flous » – quelques bribes des actes subis – qui perdurent, déplacés : « longtemps je les ai cherchés dans un rêve avec le père ». Et ceci s’effondre avec le suicide, cette fracture : « Je l’accablais de ce qu’il n’avait jamais fait ».
Une défaillance que le narrateur sature avec son écriture boitillante, ses phrases heurtées, son récit désarticulé, ses conjugaisons mélangées… se désavouant puis rétablissant enfin : « j’avais refusé de voir », de le voir, « Lui qui m’aimait et qui était moi. J’étais lui ». Une « concorde » peut dès lors s’établir, mais du côté d’une balafre : « je / tu / fondus / Nos démolis ». Ainsi partagent-ils sans doute l’ambivalence de la honte et de la culpabilité ?
Notes de lecture
« Ce qui frappe dans ce texte tendu et resserré à l’extrême, c’est le peu de mots qu’il faut à Benoit Colboc pour parvenir à ses fins. Tout est fragmenté et décrit avec concision et rigueur. Qu’il s’agisse de l’histoire douloureuse du père – et de son travail à la ferme – , de celle du fils, qui s’en veut d’être passé à côté d’un homme qui lui ressemblait tant, ou du parcours des autres membres de la famille, chacun d’entre eux ayant droit à un chapitre.
Le rythme effréné que l’auteur impose à son récit est impressionnant. Il n’oublie rien. Chaque détail porte. Il les assemble, ne se pose pas la question de la phrase joliment construite, et pas plus de la ponctuation. Il écrit par secousses, respire par à‑coups, s’accoude à une mémoire fébrile et précise ce qu’il en est du désarroi de la maisonnée au moment où – dernier chapitre – tous doivent se réunir pour rendre à la terre le corps de celui qui aura passé sa vie à la travailler. Il l’aura fait sans jamais prendre soin de lui, sans s’alléger, sans partager ses secrets, acceptant son mal-être bouche cousue, à l’inverse du narrateur qui décide, pour se sauver, de parler et d’écrire. »
Jacques Josse, remue.net, 9 août 2021« Une famille, un suicide, “N’entrez pas là-dedans vous égarer. Le père fracturé a fait taire les douleurs”, des souvenirs refoulés, des incertitudes, je et tu. Une figure, l’avant et l’après de sentiments et de culpabilité. Et en premier lieu, une écriture qui vous saisit, vous retient, vous entraine dans une topographie familiale. […]
Un récit de temps et de regards mélangés. “Le présent d’un passé qui a menti ses lendemains à conjuguer”. La force d’une construction sinueuse entre présent et mémoire, les portes du souvenir à ouvrir… Un grand livre. »
Didier Epsztajn, « Enfantprêté au silence de ma honte j’attends la colère », Entre les lignes entre les mots, 13 août 2021« Il y a beaucoup de morts dans la poésie et la famille proche/élargie de Benoit Colboc, beaucoup de fantômes, de paroles tues, de pendus.
Des traumatismes, des dépressions, des aphasies.
Des incompréhensions, des abandons, de hautes solitudes. […]
Voilà une vie, des petits secrets, des riens dont on fait des mondes […].
Maintenant qu’il est grand, le fils s’exprime en vers, ou à peu près, en tirs de phrases, en hoquets de mots, en pudeurs de blancs. […]
Combien de lecteurs en qui cette histoire en ellipses se déposera ?
Poète ? Oui, dans la déchirure. »
Fabien Ribery, « Au nom du père, par Benoit Colboc, poète », L’Intervalle, 22 août 2021
« Il y a le père, la mère, le frère, la sœur. Et “moi”. Personne n’a de nom dans Topographie, sauf l’auteur sur la couverture, et celle dont les vaches fournissent le lait du matin qui fait vomir le narrateur enfant, “lamèreRolletdelafermed’àcôté”, tout attaché. Benoit Colboc, dans son récit, use de la typographie pour concasser ce que la phrase pourrait avoir de trop beau, pour qu’elle soit endolorie. Les paragraphes se déclinent en poésie, en vers libres […] La tendresse qui s’exerce ici est remarquable. »
Claire Devarrieux, « Benoit Colboc, sombres vendredis », Libération, 28 – 29 août 2021« Aux premières lignes de ce Topographie : “Et ton père ? / Il s’est pendu libre à présent. / Libre ?”, le lecteur craint qu’un livre commençant dans une telle tension, l’auteur ne puisse la “tenir” jusqu’à la fin de l’ouvrage.
Si. Alors le lecteur pose par instants le livre, cette fois pour se préserver de ne pas le finir trop vite. Avec la sensation de se trouver devant un livre nécessaire ; (“Comment nous attarder à des livres auxquels, sensiblement, l’auteur n’a pas été contraint ?” G. Bataille) À la tension des évènements répond la fragilité et le fil tremblant, bringuebalé, fragmenté des phrases. “À l’écriture de ne pas fuir” les douleurs, les peurs, les hontes à travers lesquelles les membres d’une famille : père, mère, sœur, frère et “enfant prêté” (le narrateur) tâtonnent ou basculent vers leur liberté ultime. Un lieu et un temps ancrés dans un monde agricole d’aujourd’hui aux prises avec un bouleversement des modes de vie. À ne pas manquer. Tout comme un autre texte Tremble, en résonance. »
Geneviève Peigné, août 2021« Topographie est un récit de famille dont la structure en six parties est représentative du rapport du narrateur-personnage aux autres membres du foyer : le livre s’ouvre et se clôt sur la figure du père dont l’absence soutient l’ensemble du récit. […] Le lieu principal de Topographie est ainsi posé : il ne s’agit pas d’un lieu que l’on peut placer sur une carte, comme le laissait entendre le titre, mais un lieu symbolique, à savoir l’absence du père qui ne se résout que dans la dernière partie du récit, lorsque le lieu symbolique devient lieu concret avec l’“en-terre[ment]” – et le choix de l’auteur de scinder ainsi le mot est chargé de sens dans ce contexte agricole où c’est le rapport à la terre qui a poussé le père à bout.
Plutôt que sur une carte, la topographie du récit de Benoit Colboc s’esquisse donc sur une feuille de papier avec des mots, pour créer un réseau sensible des relations familiales sur l’arrière-fond de l’absence du père. »
Stéphane Lambion, Poezibao, 20 septembre 2021« Topographie est un livre bref, tendu, compact. On dirait, pour compléter ces qualificatifs, qu’il est presque étrange de parvenir à dire tant de choses en si peu de mots, comme si l’écriture devait contenir une intensité extrême. C’est qu’elle procède d’une alternance d’opacités et de clartés, comme une obscurité traversée par des éclairs fracassants. […]
Disons-le clairement, on se trouve face à un écrivain de grand talent qui paraît obéir à une force implacable, saisissante, à l’obligation de proférer quelque chose, et qui lutte, par l’écriture, dans l’écriture même, pour instaurer une distance qui rende possible l’expression. Et c’est pourquoi ce petit ouvrage déploie une langue altérée, que la syntaxe y est bouleversée, que son rythme relève à la fois d’un empêchement et d’une libération. La langue y est tendue, abrasée, contenant toutes les contradictions du secret et de l’aveu. »
Hugo Pradelle, « Un récit et un poème, bouleversant coup double de Colboc », Mediapart, 12 décembre 2021 ; « Deux livres, une existence », En attendant Nadeau, 18 décembre 2021