Description
Comme les autres livres de Chloé Bressan, Le transi des jours se prête volontiers à une mise en scène — ce dont elle est coutumière : plusieurs voix se partagent en effet l’espace de ce livre, un je et un elle, un tu et un il, un enfant, une jeune fille, sans qu’on puisse toujours les départager, en une suite de tableaux animés, sensibles, mêlant onirisme et scènes tangibles, matérielles. Ces tableaux sont structurés autour d’une énumération : « il y a l’os… » « dans l’air et l’infini ». Ces formules récurrentes, presque lancinantes, paraissent d’abord étranges, avant de s’inscrire dans l’esprit du lecteur comme une litanie. « L’os » : la colonne, l’intrinsèque de toute chose, de toute pensée, de tout sentiment ou tout concept, l’immatériel et l’intemporel en parallèle, finissent par dérouler une sorte d’état des lieux, réel et pressenti, d’un pays/un monde « qui va mal ».
Car on ne peut pas ne pas lire dans « l’os » l’obstacle également, puisqu’« existent des humains de même nature que les monstres », puisqu’il y a aussi « l’os du réel », « l’os du déséquilibre »…
Le terme « transir » vient du latin transire, « aller, passer au-delà ». Peut-être s’agit-il déjà de (se) frayer un passage et d’aller d’un tableau à l’autre, d’un temps à l’autre, d’un fantôme ou témoin à l’autre dans ce qui constitue les jours — du monde. Mais l’au-delà est aussi la mort, et aussi bien s’agirait-il de comprendre l’infiniment petit de nos vies humaines, et d’interroger ce qui nous permet de rester vivants comme ce que nous devons laisser mourir en nous-mêmes pour aller au-delà d’une innocence perdue. Ce qui en nous accepte ou n’accepte pas de se laisser transir, notre liberté d’êtres vivants. À « Est-ce là où nous vivons ? », « la débâcle », répond « l’esprit se révolt[ant], s’accord[ant] au danger à l’aimantation d’être en vie », afin de maintenir son rêve, « sa maison d’os d’air et d’infini » : « Maintenant est un cri un à‑mesure de tes cris un à‑mesure-de tes pas […], un à‑mesure-de tes pierres transformées en actes. »
Notes de lecture
« Des voix, des tableaux animés, des mots repris, l’os comme élément d’un squelette narratif, dans l’air et l’infini comme lieu ou horizon, “Le pas libre devient ce à‑perte-de-vue”.
Des images égarées, “Le vélo rouge est un cheval de bataille dont j’ignore le langage”, des êtres humains silhouettes de sensations et/ou de sentiments, le poids ou la légèreté du temps, les langages et leur enchevêtrement, les monstres-regards, la fille en fleurs-cage, un pays non inscrit sur les cartes de géographie, les wagons de la médiocrité, l’hésitation “jusqu’à ses bas de soie”…
La glaise et le magma, “in-née”, une question : Pourquoi ?, un jour – un bon jour. Il y a semble-t-il ici et la vie et la mort, le fugitif de l’instant non reproductible, “l’événement devient poreux”, le passé et le futur, “en train de te désunir du passé au futur”, l’ombre détachée, “Nul contour de lui-même ne se lit sur les murs qu’il franchit”…
Je n’oublie pas Gertrude Stein, “Rose is a rose is a rose is a rose”. J’ai aussi pensé à Marcel Duchamps et à Rrose Sélavy. “Le chien est parti. L’univers ne s’arrête pas”. Nous le saisirons peut-être plus tard, “La réponse n’est pas toujours immédiate”. De toute manière nos rêves dépassent de partout, bien au-delà des mots. Peut-être sont-ils le transi des jours ?
Qui sont-ils, qui sont-elles, qui sommes-nous à les deviner ?
“Dans l’air et l’infini du dehors catastrophe tout semble normal” »
Didier Epsztajn, « Est-ce là où nous vivons ? », Entre les lignes entre les mots, 25 décembre 2022