Description
J’ai connu le corps de ma mère est une « couche » particulière, comme une excroissance de Couches que nous publions parallèlement. Où la phrase s’étire davantage, sans doute moins pudique, où l’auteure se met plus à nu, plus à vif. Gladys Brégeon ne tait pas ce qu’elle doit au Journal de deuil de Barthes, où l’a happée cette phrase, « J’ai connu le corps de ma mère malade, puis mourante. » Qu’elle n’en ait retenu qu’une partie dit comment elle s’en émancipait, tout en l’englobant. Dit ce qui en elle surgissait de l’agonie, du deuil auquel elle était confrontée.
À la mort de sa mère, c’est la concordance de chiffres, de dates, et d’un mois, février, qui est le signe d’une trouée vers l’enfance, les enfances. On est comme pris de vertige à l’énoncé de ces naissances et morts qui font se superposer « Les générations / Les moitiés // Les morceaux recollés » et, avec, « Ce que je ne voulais pas être / Ceux que je ne voulais pas être », le « patrimoine familial / À ciel ouvert // Ce grand trou / Sur lequel je grandis / Sur lequel je vieillis ».
C’est aussi tout le corps de la mère qui revient en s’en allant, depuis « Ces cuisses d’où je viens », humeurs corporelles (odeur, respiration, râle…) aussi bien que mentales : douceur, sourire, ou manque d’énergie, résignation, impatience… Toute l’ambiguïté d’une intime connaissance et d’un constat, être désormais face à une inconnue. Une femme dont les « déserts », les « forêts », « importent » et « déportent » et dont elle se « méfie ». « Tu ne te ressembles pas // Comment te laisser là / En rester là ». Dès lors, « Il va falloir se laisser faire / Ouvrir toutes les portes // D’entrées / De sorties », faire avec « L’amer / Le refus / Le foyer / Le paradis / La chaleur / Le ventre / Le vertige / L’absence ».
Notes de lecture
« … Tronquant la phrase de Barthes, [Gladys Brégeon] effectue un bond en avant par-dessus la maladie et la mort, pour ne pas s’attarder ni s’appesantir et éviter sur ce qui peut faire risque, le pathos du deuil. “Dès qu’un être est mort, construction affolée de l’avenir”, est-il écrit dans le Journal de deuil. “Construction affolée” : regarder en arrière sans s’attarder, même si la mort d’une mère provoque le branle de l’ascendance et de la généalogie, de l’histoire familiale pleine de troubles :
“De ce prénom qu’elle m’a donné
De mon année de naissance 81
De l’accident de son père février 81
De la naissance de sa mère 19 février 22
De la mort de sa mère 19 février 15
De l’enterrement de mon père 17 février 87
Du jour de sa naissance 17 février 51
Du jour de sa mort 17 février 09
Tous
Convoqués là”
[…]
Une kabbale personnelle qui fait de ces poèmes des poèmes droits comme un chiffre, au tempo binaire, la mère et sa fille. Entrer dans cette loi des chiffres, c’est entrer dans des lois abyssales, mais peu importe, “le vertige est un baume”. Les poèmes de ce livre mince, en cela, contenu, sont faits d’humilité devant la mort, qui nous est supérieure, et surtout lorsqu’elle s’impose à vous en prenant un être cher. Les vers sont brefs, elliptiques, accompagnent à rebours la souffrance de celle qui mourut ; si le temps du poème est le temps du présent, il est le temps du présent passé dans l’avenir pour accepter cela : “Je ne la reverrai plus jamais”, c’est aussi simple que c’est compliqué. »
Jean-Pascal Dubost, Poezibao, 22 février 2016« Dans ce livre, si retenu et faible et doux, du jour de la mort de sa mère le 17 février 09, et des souvenirs et des douleurs et de la grandeur de son corps et de son quotidien [Gladys Brégeon] nous dit toute l’importance, elle connaît son odeur et ses rides et nous parle “De son dos / Cette courbe… / Sous laquelle tout la tuait”.
[…]
Ce livre est l’héritage de Gladys Brégeon qui nous donne le corps de sa mère, et elle nous la livre dans l’entièreté de ce qu’il lui est possible de dire, traversée par le vide et l’intervalle des pages, qui la restituent sur le bord de l’abîme, chargée de tout ce qu’elle a dit, vécu, pensé, le portrait le plus cher possible de celle qui est rentrée dans le silence. »
Vianney Lacombe, Poezibao, 7 mars 2016« Il faut peu de mots, et peu de pages, à Gladys Brégeon pour toucher de près le départ de celle qui s’éloigne du “centre-vie”. Son livre, hommage – et tombeau – à “Celle d’où je viens / Ma mère”, est simple et concis. D’une grande sobriété. Et d’une infinie délicatesse. »
Jacques Josse, Remue.net, 22 mars 2016« Les deux livres ont la même origine : la mort de la mère. L’angle d’attaque est cependant sensiblement différent : J’ai connu… reste dans le vécu immédiat du deuil, dans ce qui “laisse sans voix”, tandis que Couches prend une allure plus méditative et glisse de la mort à l’écriture. La violence de la séparation est saisie, mais sans pathétique, au point que la relation à la mère apparaît complexe, assez loin du cliché habituel de l’amour filial. La rupture de la mort désoriente certes mais elle tourne comme une page déjà froide de l’histoire personnelle. De l’enfance revient, de l’originaire, mais tout autant de l’écart, de la distance prise : “Ce que je ne voulais pas être / Ceux que je ne voulais pas être”. L’écriture est lyrique (“je”, émotion…) mais sans l’ampleur du chant : le vers est très court et le blanc domine. Pourtant, la mécanique lyrique reste bien présente, notamment par tout un système de reprises, relances, répétitions : sur le plan sonore, tissage homophonique (“nous sommes (…) en somme (…) en sommeil (…) somme d’ans (…) au sommet” p. 8) ; sur le plan syntaxique, abondance de l’anaphore et de l’accumulation ; emploi de leitmotive (dans Couches, deux poèmes sont répétés chacun trois fois) ; relance de poème à poème par reprise d’un segment (“je me souviens”, p. 20 à 23)… On pourrait parler d’une sorte de lyrisme contrarié qui fonctionne très bien dans J’ai connu… et un peu moins bien sans doute dans Couches où l’ellipse et le laconisme sont moins dominants. Les deux livres sont à lire pour découvrir une voix poétique singulière qui peut passer d’une page minimale comme “Elle /// Est /// Là” (p. 11) à des séquences plus hermétiques comme “Délite par délit de vivre ou de dormir / Clive autopsie / Lit de pierre” (p. 30). On peut préférer une pente à l’autre, mais on reste frappé par la liberté d’allure et le souci constant des combinaisons sonores. »
Antoine Emaz, CCP – Cahier critique de poésie, # 32 – 1, 20 mai 2016« L’intimité mère-fille n’a pas d’équivalent pour l’homme que l’inceste déporte. “Je sais au goût du beurre si elle a petit-déjeuné ou non / […] Je sais le petit temps aux toilettes en robe de chambre / […] Je connais son odeur / Eau du soir / Et de tous les matins”. Le dépouillement du poème en tous ses blancs, les généreuses pages blanches de la plaquette sertie de noir abrègent occultent le mot à maux, ceux qui de mère en fille disent l’absence d’homme. »
Christophe Stolowicki, Sitaudis, 15 novembre 2019