Description
La couche est lieu, matière, couleur. Depuis le drap de coton blanc accueillant l’accouchée jusqu’à la page, ce sont nos vies qui se forment, se déforment, s’écrivent et se tissent dans cette matrice. De la vie à la mort, à la vie.
Gladys Brégeon revient sur la scène de l’agonie de la mère — « Elle est là // De toute son horizontale / Enveloppée de ses impressions d’épiderme […] À la fin de sa phrase / Au bord d’elle-même » — et, dans le vertige de cette disparition, la mère, la mort, se tient en recourant à une autre couche, la page blanche, « Espace du recueillement / De l’empreinte » : « Le trait est venu pénétrer / Avec précaution et fulgurance / Cette tempête figée de silence ». Parce que cette « porte horizontale » est le « Champ des humeurs / Chuchotées [qui] Certifie / Du sceau de la passion / Comme nous appartenons à la vie // Comme nous appartenons à une femme », mêlant les intimités, maternelles et amoureuses. Parlant d’un amour paradoxal sur lequel elle revient plus expressément dans J’ai connu le corps de ma mère que nous publions parallèlement.
Pour ne pas se dissoudre elle-même — « Quand la terre sienne / A retiré le brun de sa chaleur // Où vient le blanc du recommencement / Où vient // Ou part // Où // Où vais-je » — elle répond, face à la couche mortuaire, par un autre « rectangle blanc » : « Je ne connais pas de lieu plus offert / Que celui de l’intimité d’une page blanche », qui devient « corps ouvert ». Aux mots, à la gravure : à la création, qui la porte.
Notes de lecture
« Concomitamment [à J’ai connu le corps de ma mère], les éditions isabelle sauvage publient un autre mince livre de Gladys Brégeon, Couches, où, mais ce n’est pas le résumer, “Depuis la merde comme le sang / Nous voici dans le berceau de nos semences d’humanités” ; où la poète revient sur la disparition de sa mère, et ce sentiment de vide physique que génère le corps absenté définitivement. Quelles “couches” en soi sont bougées après cette disparition. La couche portée par la mère sera devenue au sens figuré la trace laissée sur le linge blanc, la trace d’écriture, et non sans humour, parce que la “page panse”, mais panse quoi, et comment. Ce livre concomitant revient sur la mort, plus méditatif et cru, peut-être un peu plus rageur. Unis et croisés dans la métaphore filée, le “linge testamentaire” et l’“intimité d’une page blanche”, du corps abstrait, absent, et du corps concret, présent, celui de la morte et celui de la vive. »
Jean-Pascal Dubost, Poezibao, 22 février 2016« Les deux livres ont la même origine : la mort de la mère. L’angle d’attaque est cependant sensiblement différent : J’ai connu… reste dans le vécu immédiat du deuil, dans ce qui “laisse sans voix”, tandis que Couches prend une allure plus méditative et glisse de la mort à l’écriture. La violence de la séparation est saisie, mais sans pathétique, au point que la relation à la mère apparaît complexe, assez loin du cliché habituel de l’amour filial. La rupture de la mort désoriente certes mais elle tourne comme une page déjà froide de l’histoire personnelle. De l’enfance revient, de l’originaire, mais tout autant de l’écart, de la distance prise : “Ce que je ne voulais pas être / Ceux que je ne voulais pas être”. L’écriture est lyrique (“je”, émotion…) mais sans l’ampleur du chant : le vers est très court et le blanc domine. Pourtant, la mécanique lyrique reste bien présente, notamment par tout un système de reprises, relances, répétitions : sur le plan sonore, tissage homophonique (“nous sommes (…) en somme (…) en sommeil (…) somme d’ans (…) au sommet” p. 8) ; sur le plan syntaxique, abondance de l’anaphore et de l’accumulation ; emploi de leitmotive (dans Couches, deux poèmes sont répétés chacun trois fois) ; relance de poème à poème par reprise d’un segment (“je me souviens”, p. 20 à 23)… On pourrait parler d’une sorte de lyrisme contrarié qui fonctionne très bien dans J’ai connu… et un peu moins bien sans doute dans Couches où l’ellipse et le laconisme sont moins dominants. Les deux livres sont à lire pour découvrir une voix poétique singulière qui peut passer d’une page minimale comme “Elle /// Est /// Là” (p. 11) à des séquences plus hermétiques comme “Délite par délit de vivre ou de dormir / Clive autopsie / Lit de pierre” (p. 30). On peut préférer une pente à l’autre, mais on reste frappé par la liberté d’allure et le souci constant des combinaisons sonores. »
Antoine Emaz, CCP – Cahier critique de poésie, # 32 – 1, 20 mai 2016