Description
La nuit t’a suivi est un livre assez abrupt au premier abord, comme tous les livres de Yannick Torlini. Mais ce flux de paroles très vite happe le lecteur, l’entraîne dans son chant comme hypnotique. Litanie ? mais le terme est trop empreint de son sens liturgique, ou trop souvent employé de manière péjorative. Mélopée, peut-être. Tant est fort le caractère rythmique et mélodique de ce texte. Mais le qualifier ainsi gomme un peu sa violence, qui ne laisse pas souffler – on peut penser à une transe, et on aimerait entendre un jour Yannick Torlini proférer La nuit t’a suivi d’un bout à l’autre.
C’est à un constat d’une extrême lucidité quant à la difficulté de vivre aujourd’hui dans un effondrement généralisé qu’est sommé le lecteur, ce tu sans cesse répété, adresse impérative, injonctive. « tu te tiens là dans ce cube de questions la porte bien fermée à toi-même à ce qu’il reste de toi à tenter de rassembler les pièces inexistantes d’une énigme sans failles tandis que de l’autre côté rien n’a jamais changé oui la nuit t’a suivi / c’est là ton effondrement quotidien » – pas de ponctuation, la phrase ininterrompue ou, comme les jours, « ne cessant de finir », les seules « pauses » étant les passages à la ligne. Et cependant, toujours, « dans ce petit cube de désespoir quelque chose semble ne pas s’être brisé ». La nuit t’a suivi en effet ne cesse de balancer entre désespoir et espoir obstiné, un « désastreux espoir » « à toujours ressasser l’humain » – « tu es là absolument debout sur tes jambes » / « tu te relèves encore et encore pour mieux tomber chaque fois mieux te relever encore ».
Mais au-delà de l’apparente répétition, le texte toujours avance, avec des enchaînements à la fois semblables et décalés, évolue et se métamorphose au fil des phrases : « maintenant », « et maintenant », « là maintenant », « là tu es là maintenant », « comment c’est dans tu es là maintenant », « pourtant il te faut insister… », « pourtant insister pour / tant ce lent retrait ». Dans le constat initial, aux phrases davantage énonciatives, s’imbriquent ainsi peu à peu un « comment c’est » puis un « pourquoi », et les verbes peuvent même devenir actifs (« crache », « fronde », « arpente », « guette », « sors », « respire »…) et désormais « il s’agit de » faire. De « rester dans les secousses du vivre », parce que « rien ne finira beaucoup d’instants sont encore à prononcer ».
Reste la foi dans la parole, parce que « ta langue n’appartient pas », la langue, dans le corps, reste le « sismographe d’un dehors », à constater les dégâts : « tu es debout ici à réduire l’espace qui te sépare du néant », à creuser, il faut toujours creuser pour « agréger tout ce qui ne peut plus tenir ensemble » et inventer même « cette guerre du vivant », « cette géographie du doute ».
Notes de lecture
« Courir essoufflé, devant la nuit courir et suivre en double file Yannick Torlini. Sa langue éloigne : des sentiers battus. Elle abat les cartes droites et bien rangées. Il faut accepter de se laisser percer par un cri continu – rien ne ponctue ce que l’auteur appelle sa “malangue”. […]
L’instant présent que prend la nuit, c’est “maintenant”, adverbe constitué de lexèmes à capacités sémantiques diverses : du verbe “tenir” au participe présent, au sens de résister, à la main d’humaine ascendance présente dans la première syllabe du mot. Cet adverbe force l’ici, le présent dur et cogné, il lance le texte, à fond ! et se dissémine. Poète ascendant propulsion, poète révolté, pas comme avant comme maintenant ici dans un souffle qui assène la vérité sociale (le démantibulé d’ici) pour ne pas l’accepter. La langue opère cela. Pourquoi ? Parce qu’elle peut se vivre libre et tonitrue en avant d’agir. »
Isabelle Lévesque, La Nouvelle Quinzaine littéraire, n° 1166, 1er-15 février 2017« Très tôt commencée, l’œuvre de Yannick Torlini, forte déjà – il est né en 1988 – d’une dizaine d’ouvrages, continue de tarauder le désastre d’un monde jugé sur sa fin. Le texte ici ressemble à une phrase avançant en se répétant partiellement pour se charger progressivement d’autres mots ressassant l’échec, la douleur et le désespoir, ce fardeau, selon l’auteur, ancré comme une fatalité en chaque être humain. Ne reste-t-il plus qu’à faire partie de la rumeur du monde ou bien d’autres mondes sont-ils possibles ? La nuit de Yannick Torlini empiète largement sur le jour. Elle masque les idéaux et ce qui charpentait avec sens nos vies avant. Le corps aujourd’hui tente de “s’échapper de ce qui ne tient plus ensemble”, additionnant sans illusion des fragments de langue collés. “Il faudra bien que tu finisses ta phrase un jour”, écrit l’auteur, comme s’adressant à lui-même, lui qui n’a plus guère d’espoir de se libérer de ce qu’il nomme la “malangue”. En attendant il continue d’avancer d’un livre à l’autre, persévérant dans “ce travail du rien pour qu’il devienne quelque chose”. Comme un lent suicide programmé. “Il est temps d’advenir”, conclut-il, sans doute provisoirement. »
Alain Helissen, CCP – Cahier critique de poésie, # 34 – 1, 12 mai 2017