Description
L’événement qui déclencha l’écriture du Livre des morts est un scandale industriel survenu à Gauley Bridge, en Virginie-Occidentale, au début des années 1930 : sous la responsabilité de la Union Carbide and Carbon Corporation, un tunnel fut creusé pour dévier une partie des eaux de la New River et alimenter une centrale hydroélectrique ; la roche se révéla d’une très forte teneur en silice… Pour de banales raisons d’économies, et dans un cynisme total, les mineurs travaillaient sans masque, à sec, et sans ventilation : plus de 750 parmi les 2 000 hommes, essentiellement noirs, périrent de silicose durant les cinq ans que dura le percement du tunnel. Au milieu des années 1930, le scandale fit surface grâce à la ténacité de quelques proches des victimes et, avec l’appui des médias, fut porté en 1937 devant le Congrès, lequel finalement n’octroya aux familles qu’une compensation dérisoire, couvrant à peine les frais de justice engagés.
Tout juste rentrée d’Espagne, en 1937, Muriel Rukeyser se rendit à Gauley Bridge pour rencontrer les victimes et glaner toutes les informations sur cette tragédie, accompagnée d’une photographe, Nancy Naumburg. Leur objectif commun était de « relater » le drame en croisant images et poésie, un peu comme le célèbre Louons maintenant les grands hommes de James Agee et Walker Evans (publié en 1940). Ce projet, pour des raisons obscures, ne se concrétisa pas.
Nous avons néanmoins décidé d’éditer ce livre accompagné d’un cahier comprenant les seules photographies de Nancy Naumburg qui ont été conservées et d’autres provenant d’archives nord-américaines. De même, il nous a semblé intéressant d’enrichir le livre par un récit – à la fois reportage littéraire et texte engagé – de Vladimir Pozner écrit à l’époque (1938), qui relate le scandale sous un autre angle, en utilisant les mêmes sources. La concordance entre les deux textes est telle que leur mise en relation provoque une lecture tout à la fois parallèle et croisée.
Muriel Rukeyser livre avec Le Livre des morts une « suite de poèmes » unique, construite sur tout un registre de langues, tantôt lyrique voire élégiaque, tantôt réutilisant les témoignages des protagonistes, les minutes de procès – données journalistiques ou documentaires et non a priori littéraires, a fortiori « poétiques » – mais presque inchangés, introduisant un décalage très subtil et profondément subversif.
Notes de lecture
« “Voici des routes à prendre”, Virginie Occidentale, un chemin littéraire, poétique pour nommer un scandale industriel, Gauley Bridge, tunnel de Gauley… […]
Plus qu’un récit, plus qu’une simple mise en mots et en phrases, la force du rythme poétique, la mise en relief de témoignages, de minutes de procès, la subversion et le tranchant d’une explosion… […]
Un bel ouvrage, une urgence, à faire connaître. »
Didier Epsztajn, Entre les lignes entre les mots, 25 mars 2017« [Le Livre des morts] débute par deux poèmes donnant une description vivante de la route et du paysage, puis brusquement aligne en deux pages et demie la déposition d’une travailleuse sociale devant le Parlement : plus de lyrisme, mais des faits, des chiffres, des noms. Les témoignages recueillis par Muriel Rukeyser sont le socle de poèmes poignants, comme cette lettre d’amour : Consumé. Dévoré. Et l’amour de l’autre côté de la rue, d’un travailleur à qui il reste deux ans à vivre : Ne me dis plus jamais que tu vas m’épouser.
L’amour envers les morts et les survivants a le dernier mot, dans le poème final précisément intitulé Le Livre des morts et qui fait écho au premier, La route, l’un et l’autre écrits en tercets : le désir, le champ, le début. Nom et route, / communication avec tous ces hommes, / en épilogue, les graines d’un amour sans fin.
Quatre-vingts ans ou presque après la publication originale, la traduction révèle en France, où elle est très peu connue, la figure de Muriel Rukeyser. »
Françoise Hàn, « La moelle des mots et des morts », Les Lettres françaises, avril 2017« Le poème, qui change régulièrement de registre, se déploie sur quelques dizaines de pages et parvient à redonner voix à ceux qui ne l’avaient pas. Il cible également le cynisme, le mépris, le racisme et l’appétit financier des invisibles affairistes qui étaient aux manettes. Les médecins, dépassés par les événements (ils ne connaissaient pas encore la silicose) affirmaient que les hommes souffraient de “tunellite” (une maladie qui n’existe pas). […]
Inédit en France, Le Livre des morts est un ouvrage précieux. Il est rare qu’un poète s’empare d’un tel sujet. L’Américaine Muriel Rukeyser (1913−1980), qui fut l’une des voix marquantes de sa génération (le poète Kenneth Rexroth la plaçait au plus haut), encore trop peu connue de ce côté-ci de l’Atlantique, le fait avec humanité, pertinence et conviction. C’est un remarquable tombeau à toutes les victimes de ce scandale qu’elle dresse ici. »
Jacques Josse, Remue.net, 9 avril 2017« Avec Bosnie élégie (A. Oktenberg), Inventaire, un souffle (J. Simon), Je rêve que je vis ? (C. Stojka), les massacres en Bosnie, la déportation juive, la déportation rom, et avec maintenant Le Livre des morts, d’une certaine manière, les éditions Isabelle Sauvage continuent de feuilleter, avec émotion, le livre des morts de l’humanité.
[…] Les poèmes du Livre relèvent de la poésie d’investigation. La poète prospecte sur place, transcrit ce qu’elle recueille. Le “je” scripteur est éloigné afin de rester dans l’objectivité de l’enquête et de la description, et de laisser libre au choix au lecteur de s’émouvoir ou pas ; la prise de parole à la première personne est essentiellement portée par les témoins, car ils sont les premières personnes de ce drame industriel. Il n’y a aucun effet personnel, du moins directement. On trouvera quelques traces discrètes de subjectivité dans les signes de ponctuation comme le point d’interrogation (de la poète), le choix de quelque titre (un “Éloge du comité”), ou de la musicalité d’un poème (un blues). Le ton objectif largement employé accentue la scandaleuse banalité des faits, accentue le cynisme des industriels, qui ont nié les événements, au profit de leur profit.
[…] Les poèmes sont fabriqués à l’aide de minutes de procès par-ci, de témoignages, de documents bruts ou de résultats d’enquête par-là. L’un d’eux, “Absalom”, tresse des extraits de dépositions devant le Congrès américain et des extraits du Livre des morts des anciens égyptiens (à quoi fait référence le titre du livre), dont le titre original est Livre pour sortir au Jour qui est un recueil de formules incantatoires pour accompagner l’âme des morts, les sortir des ténèbres et les diriger vers la lumière, les sortir de l’oubli (on mesure alors l’intention de Muriel Rukeyser).
Le choix du poème en vers (le vers renvoyant à la mémoire du chant lyrique), travaille cette idée de mémoire, comme si le vers était le meilleur moyen de mémoriser ce qui a été (plus ou moins volontairement) oublié (on le sait, le vers, la rime et autres techniques prosodiques, furent outils de mnémotechnie) ; et c’est sans doute la raison pourquoi, régulièrement, la colère gronde dans l’esprit du lecteur, en qui le vers s’inscrit lapidairement. Et d’une certaine manière, le vers manifeste le refus, de l’oubli.
Si on ne peut qualifier Le Livre des morts comme une œuvre entièrement objectiviste, on peut s’étonner du silence fait autour de Muriel Rukeyser quand on évoque le mouvement objectiviste américain, au moins, à l’instar de William Carlos Williams, en tant que précurseur. Publié en 1938, Le Livre précède les œuvres phares de l’objectivisme comme Testimony (1965) Holocaust (1975) de Charles Reznikoff. Pourtant : “Par le terme d’‘objectiviste’, je pense que l’on veut parler d’un auteur qui ne décrit pas directement ses émotions mais ce qu’il voit, ce qu’il entend, qui s’en tient presque à un témoignage de tribunal, qui exprime indirectement ses émotions par le choix de son sujet, et de sa musique s’il écrit en vers […] Il y a une analogie entre le témoignage du tribunal et le témoignage du poète*.” L’écriture de Muriel Rukeyser répond à cet objectif de témoignage.
Qu’importe. Reste une œuvre grande qui a pour dessein de graver les mémoires, de travailler l’oubli, et nous rappelle une des fonctions de la poésie, comme témoin de son temps, d’une manière ou d’une autre. Le livre contient un cahier de photographies, dont celles “perdues” de la photographe Nancy Namburg, et d’autres, anonymes, conservées dans les archives, et s’achève par un témoignage importé de Vladimir Pozner sur la catastrophe ; “C’est une histoire bien simple où il est question d’hommes, de silice et de dollars”, écrit-il. »
* « Entretien avec Charles Reznikoff », in Holocauste de Charles Reznikoff, éd. Prétexte, 2007.
Jean-Pascal Dubost, Poezibao, 31 mai 2017« L’approche choisie par Muriel Rukeyser pour écrire Le Livre des morts a été d’allier la versification au reportage, en partant de sources non littéraires et en mélangeant les codes et les registres. Sa propre voix poétique est mariée à la voix des ouvriers, des membres de leur famille, des médecins, avocats, ainsi qu’à des citations du Livre des morts des Anciens Égyptiens, de l’Ancien Testament, des allusions aux mythes, aux poèmes de T.S. Eliot, de Milton, et à une pensée marxiste qui célèbre la force de la classe ouvrière. Le résultat est une poésie hybride d’une richesse incroyable, une poésie claire, vive, à la fois tangible et existentielle, très engagée, qui tient tête à l’oppresseur pour honorer la mémoire des victimes et leur redonner une dignité dérobée par le déni, les mensonges et l’oubli. Le Livre des morts rend les morts visibles. […]
Le poème qui clôt Le Livre des morts (éponyme) se referme sur les mots “les graines d’un amour sans fin”. Ils rappellent ceux sur lesquels le poème “Puissance” se termine : “c’est la fin”. Muriel Rukeyser a détrôné la puissance (industrielle, capitaliste), elle nous a montré que son apothéose n’est pas éternelle, qu’elle a un début et une fin, une fin qu’elle trouvera toujours dans la mort des humains qu’elle a anéantis. Ces derniers continuent à vivre éternellement dans le tunnel de Gauley Bridge, lieu funeste que le poème transfigure, le transformant en un au-delà devenant la dernière demeure de ces Noirs migrants, qui de damnés errants deviennent des dieux bienheureux. La poésie traversée d’humanité a transcendé la tragédie, et les victimes des injustices ont trouvé sépulture dans un livre qui les a réhabilités. »
Sabine Huynh, Diacritik, 11 juillet 2017« Ce récit de la sombre réalité bétonnée est donné à lire par Muriel Rukeyser dans une forme poétique intense et déroutante. Coupures de presse, témoignages et réquisitoire du procès sont versifiés pour rendre compte de “l’exemple le plus barbare de construction industrielle jamais réalisée dans le monde”. Chaque strophe est un pas de plus dans les abysses de ce tunnel du cynisme des puissances industrielles, à ce lieu où “la flamme cruelle résonne dans la gorge de brique”. Une catastrophe que les autorités veillèrent à étouffer et dont la presse nationale ne fit pratiquement pas écho ou à contrecœur. Seule la poésie de Muriel Rukeyser parvient encore à honorer la mémoire de ces morts grâce à ce livre. La poésie et la terre, puisque comme l’écrit Vladimir Pozner (1905−1992), dont un chapitre du livre Les États-Désunis résonne étrangement avec ce Livre des morts, “Tout autour de Gauley Bridge, la terre a largement gagné en cadavres ce que les hommes avaient extrait en silice, et en fin de compte, les morts, eux aussi, n’ont été qu’un sous-produit des travaux de construction.” »
Benoit Colboc, « Dans le tunnel du cynisme », Lundioumardi, 22 janvier 2018« De nombreuses critiques l’ont souligné, Le Livre des morts est un projet topographique. Il s’agit d’un poème composé en vingt sections dédiées à des lieux, du barrage Gauley Bridge à la ville d’Alloy, ainsi qu’à des personnages (le mineur Mearl Blankenship ou la travailleuse sociale Juanita Tinsley) ou des collectifs (le comité de défense, les médecins). L’écriture est composite : elle mêle des extraits d’archives, des citations d’entretiens qu’elle a réalisés sur place, des notes prises sur le vif et des vers élégiaques. Son livre s’inspire des formes propres aux démarches du cinéma et de la photographie documentaires alors en pleine émergence. Mais si le poème est situé et n’élude pas la réalité auquel il fait référence, il ne cherche pas non plus à passer pour un reportage. “La poésie peut prolonger le document ” (“Poetry can extend the document”), écrit l’autrice pour décrire sa démarche.
Muriel Rukeyser écrit six ans après l’ouverture du chantier : la mémoire sociale de la catastrophe industrielle fait alors déjà l’objet d’une lutte. Le désastre a été publicisé, mais des confusions demeurent : les mineurs ont été suspectés de fraudes à l’assurance et de mauvaises mœurs, leurs avocats sont si corrompus que les réparations financières ont été infimes. C’est pourquoi le poème rend inaudibles et inefficients les discours diffamants et racistes des employeurs et constitue une chambre d’écho pour les voix qui ont été peu, mal ou pas du tout entendues. La voix qui ouvre et ferme le poème se débat et exige également de l’histoire collective qu’elle prenne soin des morts. Le titre est une référence au Livre des morts des Anciens Égyptiens, nom que l’on donne aux textes funéraires écrits sur des rouleaux de papyrus et posés auprès des mort·es selon une pratique en usage pendant des siècles en Égypte. Ce que Muriel Rukeyser propose, c’est de s’arrêter à Gauley Bridge, de remonter les cours d’eau, de situer les morts et de “parler à partir d’eux”, pour le dire à la façon de la philosophe Vinciane Despret. Tandis qu’employeurs, médecins et journalistes se disputent l’estimation du nombre de morts dans un jeu de dupes, elle se propose d’apprendre autant que possible de ces derniers. »
Elvina Le Poul, « Sortir au jour », Panthère première, n° 5, printemps-été 2020À écouter :
• une lecture de George Robinson : Blues de Muriel Rukeyser par Florence Trocmé, Poezibao, 11 mars 2017