Description
On a d’abord envie d’ouvrir le dictionnaire pour entrer dans Kryptadia, titre énigmatique, crypté. Les « choses cachées », donc ; la cave, endroit reclus et souterrain. La caverne de Platon, auquel Anne Malaprade « désobéit », en y restant. Caverne camera obscura : « Tu allumes ton cinéma intérieur », « c’est une première scène pour écrire ».
Le livre se clôt sur trois définitions, celles des mots « ambre », « ombre » et « femelle », qui tout au long des pages sont associés au mot « femme » — et qui ont en commun le m de « maman » : femme sans ombre, femme ombrée, femelle d’ombre, ombre femelle, femme / femelle ambrée, la femme et son ombre, l’ombre d’une femme… C’est le féminin qu’Anne Malaprade est allée interroger (une nouvelle fois) dans la grotte, les « poupées enchâssées » dans ces termes. Or pour toutes, « ça s’effondre ».
En de « petites proses cadrées », comme elle le dit si justement, et deux poèmes, contrepoint ou épilogue (le dernier, à l’origine du livre), l’autrice arpente des scènes obscures, toutes de pulsions et d’inconscient, pleines de ces « choses cachées », où ces figures féminines se confondent en leur corps emmuré, vulnérable, mais aussi investi de désir, sensuel et « flambé », nées « d’elle[s] même[s] depuis la sauvagerie d’une mère quatre pattes », « enchaînées depuis l’enfance aux cous et cuisses des hommes ». Il faut du courage, il faut extraire, fouiller, « astres et désastres », parce que « personne ne vient à bout d’une lignée, ambre et ombre, femme et femelle », parce qu’il faut prendre « le risque du poème : les poumons déchirés par le son personne ».
Kryptadia est un livre de chair, à l’« écriture électrique », où crépitent les inventions de langue, où pulsent un rythme et une syntaxe affolés : « Lettres décisives, et profusion de signes, tout sens perdu, et sens à l’envol. » Anne Malaprade le rappelle en citant Reverdy : « maintenant prenez garde, les mots sont à tout le monde, vous êtes donc tenus de faire des mots ce que personne n’en fait ».
Notes de lecture
« Je lis. J’entre dans la crypte d’Anne Malaprade, qui publie Kryptadia chez Isabelle Sauvage.
Ce qui disparaît dans le corps est le sujet de ses livres, peut-être la femme, peut-être la parole. Plus vraisemblablement les deux.
“J’y devine au moins quatre femmes”, dans cette crypte, dit-elle : celle d’ambre, celle d’ombre, le m commun de maman, et leur enfant monstrueuse, Constance. Elles se promènent dans les k de cette crypte grecque mais aussi dans le C dur de Constance et Conrad.
Le c le plus dur est celui d’écriture, qui tient les rênes de vie et de mort, ce serait mieux un c de cygne qui fait signe, mais doucement. […]
Ce livre en prose cherche la syntaxe, la phrase, toujours au bord d’être ébréchée, d’éclater, car la syntaxe aussi est dure comme du verre, elle qui monte chez les femmes d’Anne Malaprade, du ventre : “Constance sans ombre désécrit sa mère femelle.”
Livre du dur c de combat, pour ne pas être asphyxiée, la fille par la mère et qui sait, la mère par la fille. […]
La crypte est le lieu mal éclairé, sinistre le plus souvent, et si froid, des morts. Les fantômes font leur travail de fantômes, les vivantes s’y cachent ou aspirent à la lumière du c de caverne, celle de Platon où les murés ne croient que ce qu’ils voient. Dans la crypte qu’est aussi la nuit, des mots surgissent, qu’Anne Malaprade explore, comme cela vient, dans la voix silencieuse de la pensée et du rêve. Le f doux de Freud croise le fer avec le k dur de Kierkegaard. C’est toujours désir et peur de l’autre, protection et don. La femme n’a pas d’autre choix que le don ou la prise de ce qu’elle ne veut pas donner. […]
Ce livre est puissant, violent, superbe. Je n’y comprends pas tout, c’est la meilleure raison d’y revenir sans fin, et Constance en moi également. »
Isabelle Baladine Howald, « Crypte en consonnes dures et douces », Poezibao, 31 juillet 2021« Le texte d’Anne Malaprade […] exprime l’impuissance de l’écriture et du souvenir. Et en même temps leur lancinante, impérieuse exigence. Elle “fait donc avec ça”, elle en “tire quelque chose”, un texte vient, fait de sursauts, de bouts collés, de postures impérieuses ou au contraire d’humilité, de désaveu de soi. “Il est temps de pourrir”, écrit-elle. Qu’on peut lire : il est temps de mourir. Avec elle, les mots glissent d’un sens à l’autre, d’un son à l’autre. D’ailleurs, “elle ne sait pas penser, les mots ne sont jamais siens”. […]
La pluralité des sens est une pluralité de mondes. La prose d’Anne Malaprade prend le risque du poème, elle dit ne pas avoir “le courage de dire je”, mais elle “change l’âme en prose”. »
Marie Étienne, En attendant Nadeau, 8 septembre 2021