Description
Aïeule sauvage est la confrontation décapante entre une vieille femme de 92 ans, Marcelle, en maison de retraite, et une femme d’une quarantaine d’années, Anne-Rock, employée à mi-temps dans cette maison ainsi qu’à l’hôpital. Elles interviennent tour à tour, le plus souvent dans un dialogue intérieur— le reste du temps ce sont des bribes de conversation qui sont relevées, qui disent le quotidien des patients et des soignants dans ces institutions. Chacune vit dans son monde tout en observant l’autre. Par ce jeu de passerelles et d’échos, chacune dit « son » matin, ou ses souvenirs, se répondant intérieurement, et une réalité se reconstitue.
Elles sont aussi décalées l’une que l’autre, aussi lucides et rebelles. Marcelle n’a pas perdu toute sa tête et, malgré ses crises paranoïaques, se sait dans le lot de tous ces « tubards », « crevards » ou « pisseurs », « tous trop moches… on fait tous peur » (« Je n’ai pas un jour parfait, mais de bonnes heures ») — ou, dans les mots d’Anne-Rock : « Marcelle ne ressemble à rien là-dedans. On dirait que son corps a décidé de fuir. » « Marcelle c’est presque moi dans cent ans. En plus coriace, la mémé. » Quant à Anne-Rock, elle squatte ici et là, chante dans un groupe de rock, accumule les hommes, amants sensibles ou sombres, arpente la ville et fait des photos de tous ses « éléments grouillants », se lève le matin au milieu des voies de chemin de fer pour suivre ensuite, le matin à l’hôpital, les lignes de couleur dessinées au sol qui désignent les différents services. « Je ne prends pas part à moi-même […] livre à qui veut les parts de moi désunie. […] Servez-vous, rien ne me touche », ou encore : « J’attends la suite des événements » — Marcelle : « un drôle d’engin cette brune-là », « tellement belle ». Parallèlement à leur description croisée, sans fard, des lieux et des êtres qui les habitent, qui font si peur (« Ce serait drôle si ce n’était pas pas drôle »), se dessine ainsi leur rencontre inattendue, la rencontre entre la jeunesse et la vieillesse, entre un corps plein et désirable et un autre effondré, dans le tutoiement de la mort de part et d’autre.
Derrière la folle liberté qui se dégage de ces deux portraits, c’est « ce grand rien des jours » que Fleur Cormier livre à petites touches d’humour féroce, mais avec beaucoup de tendresse et d’humanité, qui sont peut-être le vrai gage d’évasion offert à ces deux femmes.
Notes de lecture
« Marcelle et Anne-Rock. […]
Une vieille femme et une aide-soignante, les mondes internes et les regards de et sur l’autre, deux portraits. […]
Entre lucidité et rébellion contre les ordres avachis, deux femmes insurgées contre l’absence de tendresse et d’humanité… »
Didier Epsztajn, « J’ai 92 ans et c’est mon premier concert de rock », Entre les lignes entre les mots, 31 décembre 2022