Description
Il n’est sans doute pas inutile de rappeler les deux sens du mot noise et la sonorité de chacun d’eux : [nwaz], en français, qui a signifié bruit ou tapage, avant de devenir synonyme de querelle, dispute pour un motif généralement futile (chercher noise) – qui vient étrangement du latin nausea, dégoût –, et [nciz], en anglais, qui veut dire bruit, ou son.
C’est faire entendre, ou plutôt voir, le mouvement, le glissement des corps derrière le son : « le brouhaha / que l’on traîne derrière soi // un bruit de noises », puis le « lent silence ». Car Noise est comme le film d’une lutte, inscrite dans « l’épuisante matière, la fabrique aimer » : « j’apprends à filmer, c’est un récit tout ce qui brûle dehors », « c’est une aubaine ces registres de solitude, ils jouent une infinité de terrains ». Avec, « au centre de l’histoire : le corps et ses roulements ». Un film qui essaierait de « nommer un passage, le poids d’un corps, ce que précisément il ne pèse pas ». Un film au temps tremblé, froissé, où les corps, et notamment ce corps-là de l’aimée, « ma découpée », sont dessinés par morceaux : torse, jambes, lèvres, mains, sexe (« large paume », « membre sourd »). Avec une grande importance accordée aux yeux, « ces petites pensées qui filment », comme si leurs clignements dictaient le montage des plans : « ne me décolle pas des yeux / nous nous baignerons dedans / tel un nid d’oubli » puis « d’ici je ne vois rien, c’est une solitude intense cette phrase muette ». Parce que les yeux finissent par se fermer, que ce soit ceux de l’aimée dont les paupières deviennent « sourdes » (« “il faut me soigner les yeux”, fauche-t-elle »), ou ceux qui la regardaient (« j’éteins ton image »). Éteignant par là-même la lumière qui baigne ces plans / ces pages marquées au filigrane d’une rêverie (« fol, il est l’heure tendresse ») qui emprunte « le chemin dit de traverse / ses fleurs sinueuses, ses colis et ses lueurs / la nuée qui grésille », d’une « tentative démesurée / de débrouiller le corps ».
Désormais « il faut que tout tienne dans la mémoire, la pluie qui pivote, le tombant de son visage » et « vivre avec la lumière a désormais un rapport avec ce silence ».
Notes de lecture
« … Les deux livres [de Stéphane Korvin, Noise et Bas de casse] publiés en 2015 ont quelques points communs, qu’il s’agisse de la présence forte du corps féminin ou des thèmes de l’oubli, du rêve, de l’invention de la vie, mais aussi du traitement de la syntaxe ou du caractère un peu énigmatique de leur titre.
[…] Il ne s’agit pas de reprendre les procédés de quelques surréalistes, mais plutôt de restituer la vision d’un monde éclaté, dans le chaos, où les éléments se chevauchent, perdent la place qui semblait fixée, ce que laissent entendre des passages du texte, ainsi : “je passe pour écrire kaléidoscope” – alors, “les mots sont sans rapport”. Cela ne signifie pas que Korvin privilégie cette forme ; le discours s’organise avec l’introduction du je et du tu et avec la relation amoureuse au corps : “mes doigts qui sentent ton sexe, je ne veux pas les laver”.
Le monde est bien là mais il “est un subtil lointain, l’outil d’une absence”. Il s’impose avec printemps et hiver, forêt, rivière, fleurs (cytise, pulmonaire, iris, achillée), ici un poème est entièrement formé de noms d’oiseaux, là apparaissent les “oiseaux du soir”. Dans ce monde, si “des hommes sont venus”, ils semblent appartenir au passé : ce qui occupe l’espace et le temps, c’est avant tout le corps féminin, lié d’ailleurs de différentes manières à la nature, par son odeur de musc, par une relation particulière à l’eau comme si elle devenait ondine, se transformant en pluie ou inventant “un nouveau cours d’eau”.
Le motif de l’invention domine le lien amoureux ; il y a invention d’une bouche, invention d’une journée, et même de partir, comme si la présence ne pouvait se vivre qu’avec l’absence […]. L’amour se construirait avec l’effacement des mots et leur répétition, “les mêmes mots répétés / pour tourner la peur” ; la reprise transformée d’éléments donne d’ailleurs une force particulière au lyrisme, comme dans cette suite retenue parmi d’autres : “elle écarte ses jambes sèches / je sèche mes jambes dans l’écart de ses jambes molles”. La vie exigerait à la fois l’indistinction du je et du tu — “ma voix dans la tienne” – et la distance, elle “introuvable toujours”, sinon dans le rêve. »
Tristan Hordé, Sitaudis.fr, 10 février 2016, à propos de Noise et de Bas de casse (Æncrages & co)« “je descends l’histoire où tu vas” (BC)1 : à propos de Bas de casse et Noise de Stéphane Korvin
Une émotion fragile et aiguë traverse les vers de Stéphane Korvin. Ainsi, dans Bas de casse : “aux plus belles heures je t’écris / tu retentis en moi // tel paysage endolori / roule sous mes ongles” (BC). Par le paysage, la sensation de beauté s’étend à la douleur ; le son éclatant, en soi, de celle qui “refus[e] de répondre” intensifie la sensation de perte. Cette poésie est une écriture destinée à l’autre, sans illusion, et une description de l’autre, au cœur de la solitude : “si je pouvais t’écrire : telle solitude” (p. 57, N).
L’adresse incertaine résonne encore dans Noise : “en pente douce je m’entends-tu ?” (p. 40, N). L’étrange question laisse en suspens la destination de la parole : à la fois toi et moi. La solitude s’entend, en plein paysage, dans un mouvement de calme et d’inéluctable en-aller.
Les deux recueils racontent ainsi l’histoire de la distance entre je et tu. Celle-ci peut être immense et situer le corps de l’un “à une forêt du corps de l’autre” (BC). Et pourtant, parfois, cette distance s’atténue et permet de donner “les nouvelles du près / l’assaut de ton corps” (BC). La proximité, les vues courtes et sensuelles sur les détails de ce corps féminin prennent forme dans un rapport tendre et parfois violent : “j’étais allongé avec toi, veillant sur ta parole, tenant tes yeux dans mes doigts, effilant ta nuque à revers / je pensais à : ‘grièvement s’aimer’” (BC).
Tu, origine de la parole : “tu étais un alphabet, le bâti du silence” (p. 17, N). Ou encore, dans Bas de casse : “mais ta langue / répétant l’amorce” (BC). L’écriture poétique continuerait le chant de celle qui “chant[e] merveilleusement / l’empreinte des peu” (BC) et inventerait la possibilité d’un dialogue avec elle (“tes questions / je les peins du bout des lèvres // puis en secret je les couds dans tes poches / pour que tu puisses les faire advenir / avec tes courses et tes chutes”, BC).
Ce lien est fragile. À l’image du monde, tu est “un subtil lointain” (BC). Aussi, dans Bas de casse, “l’image” devient “endommagée” “tant la distance couvre”. Le pronom elle, dans les deux recueils, prend d’ailleurs un temps la place de tu, comme une “statuette” qui lui ressemble, celle de la femme. Mais cette “statuette” “ne réplique pas” (p. 55, N), tout comme la femme qui incarne le pronom tu. De cette absence de réponse et de représentation apaisante, les mots s’adressent, dans Noise, au son indistinct de la voix : “cher marmonnement” (p. 67, N). À suivre ce corps, le poème devient “biographie d’un isolement” (p. 59, N).
Quel sens donner à cette relation ? Je – le poète “investi[t] certains passages”, les “chutes” d’une histoire dont on sait peu. Il concentre sur la “peau” de l’autre des “souvenirs” et des “inventions”, des “deuils” et des “contes” (p. 83, N). Ce tu serait l’image d’un désir endeuillé, un conditionnel (“tu disparaîtrais”, p. 83, N) qui dure le temps de l’adresse dans son énergie fragile. Un parcours, à distance ou à proximité de l’autre, a lieu, mais on perd sa trace : “nous parcourons un chemin / où raciner n’a pas prise” (BC). »
1. Les lettres BC désignent le recueil Bas de casse ; la lettre N, le recueil Noise.
Antoine Bertot, Poezibao, 22 avril 2016