Description
« tout tourne / le corps comme un tourbillon du réel / l’encrier dégoulinant dans la nuit témoin » – « écrire vient et interroge / les racines du chaos / un râle dans la gorge »… Nuit témoin pourrait s’ouvrir sur l’un ou l’autre de ces vers pris au fil des pages tant ils résument le « propos » de ce long poème comme haletant.
Une rupture amoureuse, une fuite suggérée, et la solitude à affronter dans le huis clos d’une chambre, l’hiver, la nuit. Reste alors « la lampe de bureau / sa couronne de clarté / les brouillons sous la main / ni rêve ni conscience / juste enregistrer des couloirs de stupéfaction », s’impose d’« écarquiller les yeux sur l’obscur » – de « crire », seule la nuit pour témoin. Dans l’urgence (« cavaler », « courir » et ses dérivés reviennent souvent), poser le désir sur la table. Et résister à la douleur, et vivre encore, s’« accrocher à la délivrance ». C’est qu’il y a, aussi, les enfants, « derrière la cloison / deux petites têtes qui dorment », il y a « en travers de ma table / des quantités de feutres / des colliers de perles / coloriages jacinthes et caprices ».
Seule l’écriture, pour Laurine Rousselet, plongée « dans le ventre de la langue souveraine », peut empoigner la douleur au plus intime du corps. Peut convoquer – et affronter – la mémoire, remonter « au loin » des corps désormais désunis, du désir passé et présent dans l’absence déchirante – son corps brûlant de désir, toujours. Seul « crire », au bout du compte, est à même de transformer la nuit témoin en « nuit charnière ».
Notes de lecture
« Laurine Rousselet : la nuit remue
Le superbe livre de Laurine Rousselet porte la trace de la douleur de la rupture avec gravité, force mais aussi beauté. Il n’existe sans doute pas de réparation par l’écriture : elle apaise pourtant, sinon l’auteur, du moins lectrices ou lecteurs emportés dans ce fleuve Amour du désamour. Chacun peut s’y reconnaître. Du moins celles et ceux qui sont passés par là. Et d’une certaine manière, on le leur souhaite : une telle expérience de la douleur “grumelante” témoigne de l’existence.
Et tout compte fait, reste (presque) un sourire enroulé aux deux alphabets des désunis. Il surgit par la force de la poésie et ses minutes ouvertes en tête des corps : elle frappe à l’encre noire pour camper à l’angle des aveux pour une mise hors ligature. Au “je ne t’aime plus” (ce rivage d’une mort), le poème répond en perforant l’espace par les éclosions du “crire”.
De l’œil au regard s’instruit la médiation de l’œuvre : sans pouvoir encore le cautériser, elle fissure le vide qui a remplacé le corps, ses certitudes trop facilement acquises comme éternité provisoire mais éternité tout de même. Et si la nuit habille tout et devient factrice d’insomnie, écrire demeure le “mange-feu” des flammes qui brûlent en vain dans une consumation fétichiste et qui n’est plus seulement réduite à un objet purement narratif mais à une spéculation sensori-motrice (euphémisme).
Tout ramène à la nuit mais la poétesse – déjà auteure de grands textes, Tambour (Dumerchez), Journal de l’attente (I. Sauvage) – l’organise pour tenir dans le noir et dans la vie afin que celle-ci ne se voie plus seulement du point de préexistence d’un regard de l’amoureux mais qu’elle se voie de partout.
Suivant sans le savoir une des “leçons” de Lacan (Séminaire IX), Laurine Rousselet invente un exercice poétique qui est la sélection d’un certain mode de regard. Dans la dialectique de l’œil et du regard, lorsque, faute de point de coïncidence, surgit un leurre, il convient, comme la créatrice le fait, d’en dessiner encore les contours.
Prise encore dans la maladie de l’amour, elle glisse donc incidemment dans celle de l’écriture. Dès lors, qu’elle se rassure : si de la seconde on ne guérit pas, la première permet, au bout de la nuit, de retrouver le jour. »
Jean-Paul Gavard-Perret, Lelittéraire.com, 19 juin 2016 (note de lecture suivie d’un entretien avec l’auteure)« Ce qui tout de suite surprend dans l’écriture de Laurine Rousselet, c’est qu’elle est une écriture du désir, du corps amoureux, livrée au passionnel et au pulsionnel, à l’éperdu et à l’organique, et en même temps une écriture de l’effort, de la volonté, du travail, de la maîtrise de soi. De mettre en tension ces deux pôles antagonistes, ces deux injonctions vitales contradictoires, la poésie naît. S’abandonner et se recentrer semblent relever du même mouvement. Les deux forces opposées, loin de s’annuler, s’exacerbent. C’est dit d’emblée, avec conviction : “la peau désire crire”. Ce crire qui est un crier et un écrire, un cri par l’écriture dont la poésie est l’exploration et l’expulsion, et qui est d’abord l’inscription dans le corps d’une décision de rompre.
[…] Poèmes de la soif et de la faim, et de la décision résolue de s’en remettre à eux uniquement, ils témoignent d’un appétit de vivre et d’une rage qui sauvent de la routine et du renoncement : “l’appétit de vivre demeure de s’opposer” ; “vivre ou s’insurger”. Poèmes de la révolte contre l’écart qui scinde l’homme et son idéal, qui oppose le trop humain et l’amour, ils ne sont pas sans faire songer à la position de refus et au goût de la liberté (inféodée à l’amour) d’une Marina Tsvetaïeva. Poèmes de l’action physique encore (les verbes d’action sont récurrents : pousser, bondir, se dégager), ils ne craignent pas de descendre jusque dans l’organique pour retrouver l’origine du désir et notamment du désir d’écriture.
[…] L’écriture, paradoxalement peut-être, naît d’une plongée dans le corps, dans la “nuit témoin” (le hiatus ici entre le nom féminin et son épithète invariablement masculin n’est sans doute pas insignifiant), nuit témoin qui est comme l’obscure gardienne d’une vie intensément vécue, vouée coûte que coûte à la liberté désirante. Comme si l’écriture devait avant tout acter, sauvegarder le vif de la vie, “enregistrer les couloirs de stupéfaction”, garantir au fond un état de disponibilité à son propre désir. Reconnaître son désir, vivre selon celui-ci, c’est pour l’auteure d’abord vivre avec la langue au ventre.
L’écriture semble bien viscérale pour Laurine Rousselet. Elle est de l’ordre de la nécessité physique et morale, de l’ordre de l’impérieux. […] Écrire ou vivre tendent à réaliser l’inaccompli, à l’accomplir comme un inaccompli toujours à l’œuvre, à se tenir campé au lieu même du désir inassouvi. Vivre pleinement est vivre les commencements : “le plein vient quand le geste est à l’orée”. »
Laurent Albarracin, À la littérature, 19 juin 2016« Laisser crisser “la distance sans trébucher”
Nuit. Nuit témoin. La nuit accueille. Elle vibre en long poème haletant. Traversée de rage de désir de désespoir. La poésie de Laurine Rousselet habite la page. Strophes délimitées par des interlignes de blancs. Une possible respiration pour reprendre haleine, entre le heurt et le choc des énumérations où s’affrontent le rouge du sang qui alimente les massacres, tueries et horreurs qui abreuvent les jours et s’enflent au cours des nuits, et le bleu de l’espoir (peut-être ?) qui tente d’exister au cœur même du chaos.
Crire crisse pareil au cri qui se lit en sourdine dans la rage violence du désir qui sourd et perle à même la peau, sexes noués confondus jusqu’à l’extase avant que de se séparer et de rendre chacun à sa solitude première. Écrire/crire/crier pour dire l’absence, ce vide insoutenable qui ronge jusqu’à la fuite la folie la fureur. Crire pour parfois laisser place au sommeil des enfants, à leurs rires à leurs jeux. Crire la vie ses bonheurs ses déchirements, et les larmes qui perlent au fil des vers. […]
C’est à ses deux enfants que Laurine Rousselet dédie Nuit témoin. Amalia et Élias. Ils sont là, endormis au creux des nuits, dans le silence de leurs rêves. La vie se lit dans les soupirs de leur respiration, redonnant un peu de courage à celle qui le cherche sous le flux de l’encre. Car seule la ferveur rageuse de l’écriture ramène la mémoire sur la frontière entre un passé incompréhensiblement défunt et un présent incertain soumis à la course effrénée qui se livre. Seul le crire peut rendre à la jeune quarantenaire — “quarante trente et un décembre tourbillonnent / sentir passer quand la voix se durcit” — l’exaltation de jadis, celle qui lui permet encore, malgré la déchirure, de prolonger en apnée sa survie. Son passé d’amoureuse éclate, sexes emboîtés dans le délire de l’alcôve. Sueurs de l’amour liqueurs partagées dans l’intime accolement de la chair, perles du désir accrochées à la peau, autant de signes du partage, fusion de feu qui continue de hanter la chair à vif de la brûlure […].
Crire crier écrire laisser crisser “la distance sans trébucher”, telle est la quête éperdue de Nuit témoin, poème trait d’union entre l’avant et le maintenant, écriture-passion ancrée/encrée sur “l’indéchiffrable”, long abandon livré au temps d’une course effrénée, tourbillon que rien n’arrête, trouées de rouge qui cherchent leur respir dans “l’obscurité bleuissante de la chambre”.
Nuit témoin est nuit charnière où abriter la “sidération”. »
Angèle Paoli, Terres de femmes, août 2016« L’élan vital de l’auteure s’accroche aux rêves des enfants, “la valse d’un répit”. L’amour maternel s’exprime ici avec pudeur mais n’est pas distillé en pointillé. Le recueil Nuit témoin parierait-il pour un dialogue futur, une transmission différée ? Au présent, l’amante brûle encore d’un érotisme flamboyant : “le sexe impose d’avoir faim”. Les images traduisent et attisent la fièvre du désir : “le vagin fauve attend / de lourdes perles qui font vriller sa lumière”.
Poésie charnelle, tendre et violente, souvent elliptique, qui explore le vécu et l’irruption événementielle dans la sphère quotidienne, voire en cultivant les passions exclusives aux confins de la pensée politique. Derrière la confession intime, émerge l’exigence d’une éthique fraternelle à cœur ouvert. En affirmant davantage sa singularité de poète dans cette Nuit témoin, Laurine Rousselet illumine la langue de son obscurité profonde. »
Michel Ménaché, Europe, janvier-février 2017« C’est le désir, ou l’écriture. Chacun se noie dans l’autre. Chacun a la soif de l’autre, ou chacun est l’autre. “Un livre ouvert” comme un corps. Des lettres ou des noms qui griffent le visage. Ou l’inverse. Que de désir, mais parfois “le lit est déserté des mots”.
Un désir qui ne peut être conçu “sans mots”, sans ongles de mots.
Désirer et “l’espace entier est blanc” où le corps et la lettre, où le désir et l’encre. La question n’est qu’entendre les désirs. Tout parle de la chair. […]
“Dire” le désir, c’est aussi “dire” sa soif, son chaos, sa solitude, son oubli, son errance, et aussi sa pluie. Le désir commence où il a fini. Sa perdition est son énergie. Il se nourrit de sa propre chute. Mais la nuit est toujours là. La nuit témoin. C’est dans le noir que ça se développe. Le corps est comme la lumière de ce témoin. Mais “tout est corps et objets”. Écrire ou désirer. On ne sait pas au juste. C’est “traverser inlassablement la nudité”. Nu et en aveugle. Rien que la cécité. Traverser en noir cette nudité du désir. Traverser en aveugle, et rien que la nuit comme témoin. »
Abdallah Zrika, L’Actualité Nouvelle-Aquitaine, n° 115, hiver 2017« L’écriture parfois saccadée génère un certain rythme – haletant – de lecture. Pulsions corporelles et textuelles qui bouleversent au plus profond de l’être. […] Écriture d’un besoin d’un corps animé et brûlant de désir. Le corps “veut vivre de désir le corps veut”. Crier la jouissance. Secréter des mots et “libérer poème”.
La force de l’écriture est double. Elle permet de mettre des mots sur la douleur et d’avancer. […] Elle permet aux corps désunis de se retrouver pour un moment intime. Profiter encore dans cette “chambre l’absence va nue comme un angle fraternel au-dehors tant d’horreur et de haine ne pas plier suivre le cours de la nuit témoin”. »
Alexandre Ponsart, CCP – Cahier critique de poésie, # 33 – 3, 26 janvier 2017« Après Journal de l’attente, publié aux mêmes éditions Isabelle Sauvage en 2013, qui dévidait par le biais d’une écriture très ambitieuse un long “poème‑récit” consacré à “la démesure de l’amour et du sexe”, Laurine Rousselet publie Nuit témoin. C’est un beau livre dont le thème essentiel, la douleur, celle que provoque la rupture amoureuse, est traité par le truchement d’un phrasé lapidaire, de vers construits autour d’une syntaxe dépouillée, presque enfantine, qui toujours court à l’essentiel – dénuement, manque, souffrance ramassée en boule. Les corps des amants surplombent la scène du désastre, eux désormais séparés, comme arrachés l’un à l’autre. Et la nuit devient le domaine majeur où ce qui reste de vie peut advenir comme en une immense forêt peuplée de seules ombres obscures. Écrire, crier, “crire” sont de pauvres recours, de maigres secours, face à ce chagrin haletant qui dévaste l’amoureuse amputée. Un “poème au noir”, déchiré, souverain. »
Alain-Gabriel Monot, « Le Pêle‑Mêle », Hopala !, n° 53, 1er trimestre 2017« Journal de l’attente et Nuit témoin, deux recueils que Laurine Rousselet a publiés dans une maison d’édition bretonne, constituent un fascinant diptyque. Les deux livres se ressemblent, sous leur belle couverture noire respective, noire comme l’attente trop longue, noire comme la nuit.
Il en va de même du contenu et de la forme : des deux côtés, il s’agit de poèmes courts, d’une quinzaine, environ, de vers libres, brefs et saccadés. Des obsessions textuelles et des thèmes récurrents se retrouvent également de part et d’autre et l’ensemble est recouvert de la même nappe d’obscurité féconde : un magma sous tension, qui mêle le point de vue de l’adulte et de l’enfant, du féminin et du hors-sexe, du sexuel et du spirituel pour former un long poème épique et nocturne, fort et sauvage, à la fois abstrait et presque impersonnel, organique, enfantesque, barbare, femelle, angoissant. L’écriture de Rousselet, dans ces deux livres, est corporelle, pulsionnelle, rythmée : le verbe, souvent à l’infinitif, est le mot totem de cette poésie de l’énergie et de la vitalité.
Il peut donc s’agir d’un seul flux recouvrant de façon arbitraire deux livres qui pourraient n’en faire qu’un seul. Mais la description inverse pourrait tout aussi bien convenir à Journal de l’attente comme à Nuit témoin. Car la poétique de Rousselet peut être ressentie comme particulièrement éclatée. C’est alors non pas l’ensemble des deux recueils qui servirait d’unité, ni chaque recueil pris isolément – ni même les poèmes, mais, tout simplement, le vers. Et celui-ci se limite parfois à un mot : “noué”, “entiers” ou “éclatant” dans Nuit témoin, “cavalée”, “percée”, “recrache” ou “feuer” dans Journal de l’attente.
Ainsi, la lecture de ces deux livres peut se faire d’abord de façon kaléidoscopique : dans les poèmes, certains vers, qui semblent briller davantage que les autres, s’isolent du magma comme “l’espace est une réalité mouillée”, “d’avance les soleils ne m’ont jamais manqué”, “ailleurs t’envoie un baiser bleu” dans Journal de l’attente et, dans Nuit témoin, “le quartier de lune cloue l’œil”, “la main prend feu de la vie”, “sur ma tête la nuit se jette de non-sommeil” ou “je m’inconnue”, qui marque le féminin de façon rare et troublante.
Mais il est aussi possible de considérer les poèmes comme des ensembles, en étant sensible à leur rythme interne : au début, l’énergie s’accumule, au moyen d’une succession d’infinitifs occupant des vers-phrases courts et autonomes, puis, comme dans un sonnet, une flèche finale apporte une forme d’apaisement, peut-être produit par la présence d’une phrase longue qui se déploie soudain sur plusieurs vers et qui résonne parfois comme une maxime classique. »
Laurent Demoulin, Culture, Université de Liège, juin 2017