Description
Le livre commence par son titre : Notre corps qui êtes en mots. Analogie certaine avec le « Notre Père », ce texte est d’abord cela : une « prière horizontale », une sorte de requête à ce corps placé là en position divine, puissant donc, mais si peu réel qu’il faudrait en appeler à sa volonté, le supplier de « régner ». Et c’est le premier paradoxe : ce corps à qui on s’adresse comme un dieu est bien fragile, bien souffrant, un « corps au régime ». Et puis qu’est-ce qu’un corps ? Anne Malaprade s’essaie à la comparaison avec le langage – puisque le corps est « en mots » –, et le découpe en suivant la grammaire et la syntaxe ; peine perdue, il ne restera rien de lui ou presque : que des « os » qui n’inspirent que « pesanteur et dégoût ». C’est sans doute le deuxième paradoxe : ce corps prié ne recèle que « sueurs mêlées », « micro-poubelles qui, gonflées, regagneront le dehors, le lointain… ». Les sécrétions – qui par leur étymologie latine se rattachent au secret –, produites par un intérieur honni, viennent croiser l’extérieur, l’humide jouxte le sec, le goût et le dégoût se rencontrent et entraînent attirance et répulsion. Il y a donc autant de rejets que de tréfonds, que seuls les mots peuvent soulever.
Dernier paradoxe sous forme d’une interrogation : faut-il le contenir, ce corps, ou le laisser aller à un « au-delà » ? Faut-il laisser « un carré sans bord », « un carré dont elle efface le cadre » ? Ou faut-il enfin s’adresser, avec tous les mots du possible, aux autres, aux hommes, accepter que « le carré nous réfléchisse… une silhouette contre le monde ». « Contre » car la colère sera toujours là. Portée par les mots seuls.
Notes de lecture
« À corps tacite
Le corps de la poétesse – comme le nôtre – se doit à ses ombres “belles, tragiques, démesurées” comme celles de deux femmes en noir croisées dans une rue. Parfois, ces ombres sont masculines, ce sont des îles d’elle par lesquelles le “vous” devient “tu”, et le “tu” un “je”. Dans ces divers jeux et rencontres, la vie remue. En ces ensembles du point du jour à la nuit, le “je” d’Anne Malaprade s’écrit pour se dépeupler. Il parle tous ses corps et ceux qui les frôlent d’une manière ou d’une autre. Et rares sont les œuvres délivrées des verrous des brumes de l’idéalité. La poétesse plonge dans le trou sans fond de l’être, coulisse dans la viscosité du mental pour vidanger le Castrol de l’âme. Le corps tombe autant vers le haut que vers le bas. Il retourne, par la bande et au besoin, à la nuit sexuelle, pour retourner le natal et l’enfance.
Parlant son corps, Anne Malaprade n’a rien d’un “ghostwriter” : elle ne remue pas d’abracadabrantesques cendres en crachins italiques. En un frôlement d’imprévisibles élytres et avec obstination d’insecte, le corps remonte en geyser jusqu’au besoin à atteindre, au psychique purin mais jamais en excès.
Aux hémorragies de mots, elle préfère une écriture de prière (d’où le titre) sans pour autant sanctifier le corps. Il est à sa place, dans le monde, dans les jeux complexes du désir : “à moi ment je” écrit l’auteure au moment où son corps file ou s’enfile devenant autant “il” qu’“elle”.
Demeurent ses trous, ses dépôts. Ils prouvent que tout être vit en divorcé de la transparence. Entre ange et bête ne reste qu’à hurler après l’âme comme l’ânier à sa monture. L’ego n’est plus l’angle aigu du réel. La poétesse le perce jusqu’au ventre et renonce à le chamarrer d’ibidem, de post-scriptum, de repentirs d’à‑peine et surtout d’addenda.
Tout est dans le corpus. Il ne s’agit pas de s’en excentrer et qu’importe si la circonférence est vérolée. »
Jean-Paul Gavard-Perret, lelitteraire.com, 8 juillet 2016En une belle variation sur la classique note de lecture, Didier Cahen a permis à Poezibao de publier cette lettre qu’il a adressée récemment à Anne Malaprade à propos de son livre. Nous la reprenons ici avec plaisir.
« […] lecture de ton livre et son étrange beauté. J’ai rarement vu (oui tes mots donnent à voir, délivrent les yeux nécessaires pour suivre les mots en une lecture osée, particulière, nerveuse et prometteuse) oui rarement vu autant de douceur et de douleur mêlées. Les mots portent, parlent, secouent parce qu’ils s’é‑crivent (Nancy ?) en une sorte d’augmentation de la voix qui parvient à “crier” mais sans jamais élever le ton. On est emmené jusqu’à un point de non-retour mais toujours accompagné, jamais lâché dans la nature. Autrement dit, la multiplicité des scènes configure le lieu absent, innomé des retrouvailles avec soi-même… mais pour chacun de nous. Beauté de cette “fille grammaticale”, gravité du presque et du peut-être autrement conjugués, intensité de ces bribes du passé et de ces morceaux de l’à‑venir enlacés pour une nième prière… : où le réel surveille la déhiscence du ciel. […] Un livre qui demande que l’on parle aussi à la première personne, qu’on le déshabite/déshabille au plus vite pour laisser faire le long chemin des mots qui ainsi continuent à flotter, porter, résilier, dessiner les corps et les cœurs désirés/rejetés. Sujets restitués, sujet désassemblé et diablement (re)constitué…, voilà qui n’est pas rien ! Merci, oui mille fois merci pour ce récit de rêve et cette très belle et forte fiction de soi, de toi […] »
Didier Cahen, Poezibao, 12 août 2016« Le corps et la lettre ! On est bouleversé par l’extrême simplicité d’Anne Malaprade (née en 1972), qui revient à l’essence de la littérature pour dire le possible, le pensable, l’indicible d’une vie de femme et de mère ; une œuvre en train de naître. »
Didier Cahen, « Trans/poésie », Le Monde des livres, 8 septembre 2016« On n’écrit pas hors de soi. Ce qui pourrait tenir d’une lapalissade devient une question centrale lorsque le sujet d’un livre touche à l’intime : qui dit intime ne dit pas autobiographie, égocentrisme ou narcissisme. C’est ce à quoi invite le livre en prose d’Anne Malaprade, Notre corps qui êtes en mots. Derrière ce titre qui tient de l’adresse, de la prière ou du souhait, l’auteur explore ce qu’on pourrait appeler les intérieurs, si l’on admet que le corps n’est qu’une enveloppe, ce que le livre montre qu’il n’est pas. Difficile de nommer de quoi se composent ces intérieurs faits de fractures, d’émiettement, de vides, de fuites impossibles, ce qu’on pourrait appeler du mal-être si cela ne réduisait la complexité des causes et des effets. Parmi les premières, les relations aux autres, qu’elles soient filiales, familiales, amoureuses, qui induisent la relation à soi. On y entend des secrets non révélés, des blessures, de la violence, depuis l’enfance jusqu’à un présent d’adulte mais tout cela est exprimé dans la réserve et la retenue, avec une pudeur qui place auteur et lecteur dans une constante équidistance, celui-ci pouvant plus aisément y mêler son propre espace. L’écriture elle-même est retenue : phrases assez courtes, parfois elliptiques, entremêlement de pronoms personnels non identifiés, figures de style parcimonieuses, lyrisme mesuré, cela joue plus avec la poésie qu’avec le narratif d’autant que l’enjeu est de chercher à dire, pas à raconter. Les effets aussi sont pudiquement exprimés : qu’il s’agisse des désordres du corps, de la relation entretenue avec lui – boire, manger, dormir, par exemple, ou ce qu’il sécrète – ou avec celui d’un autre lorsqu’il est question de sexualité ou de lien avec un parent, la complexité est toujours de mise parce qu’elle met en évidence qu’aucun élément de la vie ne peut être simplifié, puisqu’on ne peut s’abstraire de son corps. S’abstraire, c’est aussi ce que ne font pas les mots, dans leur ambiguïté – puissance / impuissance –, et la troisième partie (“En moi sans moi : mots du corps”) s’ouvre davantage à une réflexion autour de cette imbrication entre les mots et le corps, tout en demeurant articulée à des figures familiales marquantes, et à la présence de la mort. On a l’impression que l’être – corps et intérieurs – est un établi dont le maniement des outils réclamerait une initiation à laquelle nous n’avons pas droit, alors on s’essaie, angoisses et hontes potentielles à la clef. Pas d’arrangement possible : “Un corps au régime est un corps qui ment” écrit Anne Malaprade qui finit sur une note de confiance “avec le mot le plus essentiel (…) : pain”. Tout cela donne à ce livre une profondeur humaine. »
Ludovic Degroote, CCP – Cahier critique de poésie, 15 décembre 2016