Description
« Dans le rite religieux ouessantin de la proëlla, le corps du marin disparu en mer est symbolisé par des petites croix de cire (proëlla) veillées au domicile du défunt, ensuite portées à l’église et transférées au cimetière », nous précise Erwann Rougé dès l’exergue. Mais le terme proëlla signifie également, littéralement, en breton, « retour au pays ».
Cette suite de poèmes, qui s’écrit dans « le va-et-vient des morts et des vivants » une nuit de dimanche pour finir « à cinq de lundi », ponctuée de chants comme autant de requiem, constitue elle-même une proëlla, un tombeau « pour un énième disparu en mer / ou ailleurs », une petite croix de mots symbolisant tous ces corps perdus en mer, perdus en terre, tous ces corps qui ne sont pas là, ne sont plus, et qui autorise peut-être à les pleurer enfin… Les corps de marins, mais aussi ceux suppliciés de Sabratha, Alep ou Bodrum, tous lieux qui ne sont plus que le nom des guerres, de l’exil, du désastre (« le lieu n’est plus l’humain »).
Se tenant toujours à « la lisière des mots », avec une apparente simplicité, Erwann Rougé dit les corps entourés d’eau – le mort a « toute la largeur de mer pour le porter » –, enveloppés de silence, « puisqu’aucune parole / ne pourra les sauver », survolés par les oiseaux (figure récurrente dans l’œuvre de l’auteur) – « un claquement d’épervier », « le piqué d’une sterne », « la fièvre / impitoyable des corbeaux »… À l’appui de l’air et du vent, ils ponctuent le texte : « la mort est une aile ». Sont évoquées aussi toutes les vies passées, et combien « mourir est un manque ».
Ces poèmes de la nuit, parfois émaillés d’une voix extérieure, dépêche, témoignage ou intervention d’un narrateur, prennent à bras-le-corps le réel tout en maintenant sur le fil une langue de l’intime, du tremblement, de la faille.
Un tombeau : « rien de plus. voilà tout »… « et les galets sont sans remords ».
Notes de lecture
« Loin des images qui jaunissent dans les albums de voyage ou sur les cartes postales, pas une ombre, pas une chapelle ou un calvaire couleur sépia n’incite dans ces pages à la compassion touristique, le drame, la tragédie, les pleurs inextinguibles qui se mêlent au sillage des bateaux n’étant pas plus à vendre que les dépouilles des migrants pourtant dix fois vendues.
Le poème, s’il n’oublie les pêcheurs d’Ouessant, n’évoquera d’ailleurs plus que ces naufragés dont les cadavres flottent à la surface de la Manche ou de la Méditerranée, qui plongent, s’enfoncent, disparaissent en silence ou errent parmi des syllabes à peine articulées, “aucune parole”, Erwann Rougé en a douloureusement conscience, “ne [pouvant] les sauver”. »
Lionel Bourg, Sitaudis.fr, 11 août 2020« Chez Erwann Rougé, la mer n’est jamais loin. Cette fois, c’est sur l’île d’Ouessant qu’il la retrouve. […]
Une longue nuit débute. Elle va s’étirer du dimanche soir au lundi matin. En mer, un homme ballotté par le ressac, sent la force de l’eau le tirer vers les bas-fonds. Bientôt, il ne sentira plus rien. Ses os, ses tendons, ses muscles, ses vertèbres ne seront plus reliés à son cerveau. Il vit ses derniers instants. Revoit défiler des morceaux de vie, des bribes de paroles, des décors ébréchés. Pendant ce temps, à terre, l’angoisse monte crescendo. Toutes les disparitions se ressemblent. Quelqu’un attend des nouvelles qui ne viendront plus. Ou qui seront portées par un messager qui annoncera l’irréparable. […]
Dans bien des endroits du monde, personne ne vient frapper aux portes. L’angoisse s’empare tout aussi durement des proches qui savent évidemment que leur disparu, qui était peut-être l’un des innombrables qui, après avoir traversé le désert, étaient partis s’embarquer à Sabratha ou ailleurs, gît maintenant au fond de la Méditerranée, entre la Libye et la Sicile. Lui, elle, tout ceux dont les corps jonchent cet immense cimetière marin n’auront de “proëlla” que celle qui leur est ici dédiée par Erwann Rougé. […]
Chants et contre-chants ponctuent les heures d’une nuit fragile, à la fois marine et terrestre, éclairée par des éclats de poèmes brefs et incisifs qui incitent à garder en soi le souvenir de ceux qui reposent sous l’écume, sans nom, sans sépulture, sans linceul. »
Jacques Josse, Remue.net, 8 octobre 2020« Le recueil dans son entier est un long thrène sur les violences qu’infligent les hommes à leurs pairs, sur le malheur que beaucoup traversent sans retour, condamnés à mourir engloutis. Un texte très fort qui place le lecteur devant un chant qui dérange, car, comme l’écrit le poète breton :
“on supporte mal d’entendre
le poème qui enroule
une parole autre.”
Le poème d’ouverture — non titré —, donne d’emblée la tonalité sombre de cette partition. Et pose les premiers accords d’une écriture de la sobriété. Les strophes sont brèves, disjointes par des lignes intercalaires et par un point final. Sans qu’aucune majuscule initiale vienne perturber l’homogénéité de l’ensemble des pavés de texte. Laquelle s’harmonise, à mes yeux, avec l’anonymat des “ils”, des “lui”. […]
Mais la voix dominante de cet ensemble et qui met au jour l’architecture secrète du poème, c’est la voix sans visage du chant. Celle qui se réitère de façon séquentielle, et qui revient comme la vague à l’instant du ressac. Elle est la voix qui guide dans la traversée du poème, celle qui conduit la marche au-delà de l’heure blanche, à la recherche d’un ailleurs. Dans “la courbure d’une dune” et dans le “cri d’un sirli”. Peut-être appartient-elle à ce gamin de douze ans qui court le long de la grève dans l’attente de la beauté. Laquelle se rencontre dans un “battement d’ailes”, dans le frôlement d’une plume, ou dans le vacillement invisible du vent. Pourtant, au cœur même de la vie qui fait battre le sang dans les veines, demeure un noyau impénétrable, car les “galets sont sans remords”. »
Angèle Paoli, Terres de femmes, novembre 2020