Description
Avec Traverses, Lou Raoul tisse et détisse la rencontre – aval / amont, son présent, son échec –, dans un débit presque abrupt où les phrases sont laissées comme en suspens, où la ponctuation est quasi inexistante, dans un timbre très particulier, à la fois rapide et lent, lancinant, à la fois neutre et violent.
« … du pont de vue de je ce n’est pas si facile », « parfois ça prend du temps de partir […] franchir le cap des jours francs » : ainsi commence le livre. La rencontre, l’altérité, est espérée, redoutée (« chamboulis de ma vie »), dans le ventre, sur la peau aussi bien que par les yeux, à sentir et observer le monde aux côtés de l’homme (le corps est là dans l’amour, « charpente » bien réelle). Puis « elle » reprend la place de « je », et le « bla-bla » se répète : « la vie d’elle au dos de travers se grippe la vie d’elle s’immobilise ».
Pour finir, des comptines presque cruelles, cyniques, ponctuent sur un tout autre ton le recueil, en quelques lignes brossent le portrait de la femme à laquelle il est fait injonction de ressembler : tour à tour putain, épouse…, ou compagne effacée. « Sur le trottoir », restent les traces de ces commandements. Comme si se jouait dans la rencontre l’assignation d’une femme (de toutes les femmes ?) à un rôle — déjà là, déjà bien défini — qu’elle n’a pas choisi.
Notes de lecture
« Traverses, c’est à la fois un monologue interrompu et éperdu. Et plus particulièrement, un monologue qui peut être celui de l’auteur. Mais peu importe finalement ce je apparent. Si les phrases sont souvent coupées, ou s’interrompent sur une absence de mots, ce n’est pas systématique. Ces coupures renvoient surtout à une perception des choses instantanée.
Ce que j’aime beaucoup dans ce recueil, c’est que toutes les “visions” sont traitées à un même niveau. Images réellement visuelles, instantanés de vie. C’est bien le but de la poésie, de montrer que tout peut être poésie, non ?
Cet enjeu me semble être tout particulièrement celui de Traverses, d’où le titre du recueil, d’ailleurs. Il y a là un kaléidoscope d’images et de matières qu’avec un tout peu d’imagination, le lecteur est à même de reconstituer d’emblée.
Derrière ces mots, sinon ce serait trop facile, il y a aussi les blessures de la sensibilité, le dialogue des âmes en danger d’amertume.
Ainsi, par exemple : “avec la bouche et doucement entre les chênes-lièges comme tu es un homme pressé au volant d’une voiture et je assise place de la petite morte, comme les pierres à l’intérieur sont chaudes et la crème maïzena poudre vanillée dans les bols juste là” ».
Patrice Maltaverne, Poésie chronique ta malle, 8 juillet 2014« Comme le laisse entendre l’incipit, Lou Raoul aborde avec les proses courtes de Traverses une matière autobiographique : “ici j’avance dans la reconnaissance et je laisse Else* dormir un peu sa vie” ; la page suivante s’articule autour d’une expression curieuse, “du pont de vue de je”, qui montre à la fois l’ancrage autobiographique et le travail de cette écriture qui s’emploie à décaler la langue. Le livre réunit trois ensembles qui tournent autour d’une relation amoureuse qui se délite, s’éloigne et se défait. Le second poème par exemple, Se déplace, s’ouvre par un vers étonnant : “bla-bla – bla-bla-bla-bla-bla – bla-bla” : langage de l’ex-amoureux qui cherche encore à faire illusion ou à s’amender de ne plus offrir de place à l’autre. La dimension narrative est présente, mais de façon sous-jacente : la priorité n’est pas de raconter mais d’essayer de dire ce qui se suspend, cette façon dont le vide peu à peu remplace la proximité, à travers un je et un tu de plus en plus espacés, dans la géographie comme dans la pensée, ou même les corps. Désordres que semble aussi exprimer une écriture marquée par les décalages et les ellipses, sur le plan grammatical comme sur le plan syntaxique. »
* Personnage qui apparaît dans plusieurs de ses précédents livres.
Ludovic Degroote, CCP, Cahier critique de poésie, #30 – 4, 5 août 2015