Parole, personne

Auteure
Anne Malaprade
Poésie
102 pages, 14 x 20 cm
Parution : mai 2018

Publié avec le soutien du Centre national du livre et de la région Bretagne

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 17,00

ISBN  978-2-917751-94-7 Catégorie 

Description

D’emblée Parole, personne, comme les précé­dents livres d’Anne Mala­prade, se rapporte à la langue, aux mots, au(x) corps qui les portent : personne portant parole, Parole nom propre. « Parole travaille à rendre personne brûlant(e) personne touchante. » Si Anne Mala­prade dit en prologue l’enjeu : « Montée vers la parole, l’ordre du pluriel ordonné, chute dans le corps noir de l’inconscient, ordre du singu­lier ordon­nant », elle annonce aussi tout ce qui passe, dans ce livre, par l’image. 19 poèmes en prose précèdent 19 poèmes versi­fiés, aux titres semblables mais « retour­nés » de 19 à 1, et ce sont « 19 photos » d’un « album » où les deux versions se tiennent « comme les deux visibles d’une image ». La version prose s’intitule « Néga­tif, inspi­ra­tion », la version poésie « Tirage, expi­ra­tion ». Respi­rer : vivre. Passer du Livre abstrait, majus­cule, au livre-​recueil, déve­lop­per des néga­tifs. Et de fait, encore, Anne Mala­prade s’expose, prend un risque, on le saisit dès le premier texte : « Genèse : anne année zéro » (« moi dévore je qu’un tu déshabille »).
Mais si c’est d’elle qu’elle part, c’est de la multi­tude de ses corps (« corps noir de l’inconscient »), d’enfant, de fille, de mère, d’épouse, d’amante, qui donne une plura­lité à la voix, et c’est bien un chœur de femmes qui se dessine ici alors. Que l’on entend réson­ner, faire écho entre prose et poèmes. Elle parle pour toutes les femmes, « Celles à l’imparfait du présent. Celles au futur incer­tain », « pour les jeanne les cathe­rine les femmes cancé­rées les sans-​homme les entê­tées les volon­taires les tuées tues », quand « les hommes disent qu’ils font qu’ils ont qu’ils sont ». Elle convoque les grandes tragiques, Rogo­dune et Suréna de Corneille, Anti­gone, Adèle Hugo, elle récite (crache ?) les textes de la Loi mascu­line (L’Écclésiastique), qui assu­jet­tissent la femme à l’homme — « l’ordre du pluriel ordonné ». Elle tente de s’autoriser un « singu­lier ordon­nant », dans cette « amitié adul­té­rine une filia­tion rouge fémi­nine ultra-​sanguine » (« les lèvres et les bas rouges, ces dessus-​dessous »), avec « toutes les filles enve­lop­pées dans le manteau du père ».
« La brûlure monte par l’intérieur, lèche et creuse l’intime. » L’écriture, nerveuse, tendue, dit comme ce refus se fait dans la douleur, dans l’incompréhension, dans le désordre et le corps-​à-​corps (« J’hésite en elle. Elle plonge en moi »). Dit comme la nuit est là toujours, « céré­mo­nie des ombres », parce que « Demain un corps doit / demain le rôle demain le masque ».
Et fina­le­ment, ne faut-​il pas retour­ner le titre ? Il n’y a personne pour entendre la parole. Parole !, il n’y a personne… Parce que toute une partie du livre donne aussi ce renver­se­ment (mais tous ces mouve­ments sont paral­lèles) : l’effet du livre réel, édité (et le silence, ou la gêne, qui l’entoure), des mots publiés, sur le corps de l’auteure. « Une fois le corps publié […] on se-​vous-​lui-​elle demande pardon d’avoir confondu le dehors et le dedans. On réta­blit des fron­tières, on retourne à la ponc­tua­tion, […] on marche nu-​pieds corps plein pâte et plâtre de nouveau détesté. »
Reste un livre d’une grande force, « Un geste vulné­rable par lequel le présent plus jamais ne liera notre passé. Je coupe les fils, ses fils, ses filles, je raye les enfants, efface les ancêtres ». Servi par une écri­ture magni­fique et d’autant plus remar­quable qu’elle réus­sit le contre­point prose et poème avec une grande justesse, sans que l’une éclipse l’autre.

Notes de lecture

« Beaux et forts moments, ma chère Anne, passés avec toi, ton livre, cette “parole, personne”, à entendre aussi bien sans virgule et dans tous les renver­se­ments ! Quelle éner­gie, dirait Antoine Emaz ! Quelle force singu­lière, indomp­table mais trans­mise, trans­per­çante, extrac­trice. Les phrases vont loin, très loin, fouillent ta mémoire mais aussi la mémoire collec­tive. On suit avec éton­ne­ment cette envo­lée fina­le­ment très lyrique au cœur du sans-​fond, si j’ose nommer ainsi ce qui reste quand on a coupé tous les fils ; cet hyper-​lyrisme a pu, parfois, me rappe­ler celui d’Anne-Marie Albiach. Les raisons de cette “incon­duite” sont multiples, expo­sées et s’adressent très discrè­te­ment dans l’enchaînement des mots ; on en a un premier aperçu dans les titres de tes 19 “séries” : genèse des femmes, les enfants herbes sages ou l’accident de lecture… Pour­tant tout reste ouvert, c’est cela aussi le vrai miracle du livre, comme en suspens, comme s’il fallait aussi apprendre à s’accorder à l’impulsion du sens et à son implo­sion ; toute la part musi­cale, en somme. Et puis, comment ne pas suivre d’abord la saga fami­liale (mais pas une histoire de famille, et c’est très bien ainsi), l’histoire de toutes les femmes en une, … en l’autre : les je sont traqués, troqués, mode­lés à satiété, mais jamais satu­rés. Tout cela “under control”, malgré les déchirements !
Alors, bien sûr, chacun aura proba­ble­ment sa préfé­rence… Tu l’imagines, je me suis senti de plain-​pied avec “Tirage, expi­ra­tion”, cette deuxième moitié du livre – la “version poésie” dis-​tu – admi­rable de conci­sion, de discré­tion, de concré­tion, d’insolitude ; et me suis senti un peu plus “excen­tré” avec “Néga­tif, inspi­ra­tion”… Pour­quoi ? Proba­ble­ment parce que j’ai eu parfois du mal à reprendre ma respi­ra­tion tant la tension y est forte, l’air (parfois) irres­pi­rable. Mais ça ne concerne ici que le lecteur tris­te­ment défaillant que je suis… Et proba­ble­ment, ma façon bien trop désor­don­née de rentrer dans l’enivrant récit qui (dé)compose toute la première partie du livre. Comment se confron­ter à de tels enchaî­ne­ments : “Les filles fatales. Éclat, meurtre comprimé en sous-​sol, dans la cuisine les couteaux sont bien plus nombreux que les convives.”
Je suis avec admi­ra­tion ton parcours de livre en livre ; l’œuvre se construit. C’est très beau, très fort, habité et parlant au-​delà de toutes les grilles ou griffes de parole… »
Didier Cahen, « Lettre ouverte à Anne Mala­prade », Sitau​dis​.fr, 29 mai 2018

« […] La poésie de ce livre est multiple : la saisie singu­lière du réel par une sensi­bi­lité bles­sée y parti­cipe, entre­mê­lant les nota­tions prosaïques, les réfé­rences litté­raires et filmiques, les images nées de la violence des rela­tions, des senti­ments, du passé comme du présent doulou­reux. Mais il y a aussi un travail d’écriture très diffé­rent dans les deux parties : dans la première, la prose penche vers une langue marquée par l’emportement, les reprises, le flux, et un souci constant pour le son, le rythme et la vitesse, les échos, les glis­se­ments… Le vers libre, dans la seconde partie, serait plutôt une écri­ture de la frag­men­ta­tion, de l’élan et de l’arrêt brusque avec rejets, déta­che­ments, blancs… produi­sant une musique heur­tée et tout un jeu complexe, inven­tif, de découpe, juxta­po­si­tion, montage. Le sens est émietté en petites unités qui se recom­posent à la façon d’un puzzle toujours en train de se faire ou de se défaire. On demeure bien dans le monde de l’auteure, mais dans une sorte de proxi­mité et de distance où la parole à la fois dit tout et reste fermée. Si “la beauté relève du secret” (p. 41), lorsque “je n’a plus son code secret” (p. 84), le poème doit permettre encore de sauver la beauté ; tel est peut-​être le pari réussi de ce livre. Dans un court texte limi­naire, l’auteure annonce crâne­ment, “vous allez voir ce que vous allez voir” (p. 10) ; plutôt que d’entendre ici une promesse d’extraordinaire et d’épate, je crois qu’il vaut mieux voir un sourire et entendre la formule au ras de ce qu’elle dit, une tauto­lo­gie, vous ne verrez que ce que vous verrez, ou vous verrez ce que je vous laisse voir ou ce que je peux vous donner à voir. Ainsi le poème dit et préserve, à la fois, le “secret”. Il y a autant de dévoi­le­ment que de rete­nue dans ce livre. »
Antoine Emaz, Poezi­bao, 27 juin 2018

« […] Une des forces de ce livre est de navi­guer entre le parti­cu­lier et le géné­ral. Dans Notre corps qui êtes en mots l’auteure semblait garder une distance alors que ce livre paraît plus person­nel, jusque dans l’évocation de “ma fille édith” (p. 81). L’une des lectures possibles du titre* même pour­rait en être le prin­cipe : qui parle ? L’énonciation glisse du elle au je (“Elle, prise au je”, p. 46 ; “Elle sort progres­si­ve­ment du ‘je’ pour longer sa honte de toute sa langue sa vie entière filet rouge” p. 59) en annu­lant la sépa­ra­tion des deux : dans le corps de femme qui écrit, remontent tous ces corps prison­niers sinon inter­dits : “Deux ou trois corps que je sais d’elle.” (ib.). Mais cela peut s’entendre aussi comme l’impossibilité d’accéder à une énon­cia­tion uniforme quand le corps est frag­menté ; en quelque sorte, tout ici devient corps : la tête, la pensée, la mémoire, soi en un mot, et donc tout serait à recons­truire. Même “les morts ne veulent plus de nous – les tombes nous recon­duisent” (p. 58). Mais avant de recons­truire, il faut bien mettre à nu, faire un état des lieux, comme le fait ce livre. […] »
* L’étymologie du mot personne désigne le masque de l’acteur, soit une façade, mais on se rappel­lera aussi la façon dont Ulysse en use avec le cyclope Polyphème.
Ludo­vic Degroote, Poezi­bao, 27 juin 2018

« Parole, personne
Je suis frap­pée par la puis­sance de ce texte d’Anne Mala­prade, puis­sance est un mot que j’attribue rare­ment à un texte mais qui est pour moi essen­tiel. C’est une prose dense, mais aussi fluide, elle impacte à chaque instant sans étouf­fer, elle donne le senti­ment de ne pas être épui­sée en une seule lecture mais de deman­der plusieurs “passages” comme on le dit en gravure. »
« Anne Malaprade
[…] On est en présence d’une sorte non pas de poly­pho­nie mais de conca­té­na­tion de voix non harmo­nieuses, hurlantes, grin­çantes, étouf­fées parfois, tendres aussi fugi­ti­ve­ment, moqueuses, toutes ces voix auxquelles on a été soumis, soumise surtout : injonc­tions, commen­taires, remarques, ordres, appré­cia­tions, moque­ries, paroles tueuses. Immense tissage de voix emmê­lées, fémi­nines pour la plupart, discours inté­rieurs, malé­dic­tions ances­trales, voire mythiques, et révoltes étouf­fées. Un sombre univers de résonances. »
Florence Trocmé, Le flotoir, 26 juin 2018
[et ne pas hési­ter à aller au bout de ces pages du Flotoir, un autre para­graphe reprend des digres­sions autour de la danse, de Four­cade et d’Anne Mala­prade… trop long pour être repris ici]

« Anne Mala­prade avance sur une ligne de crête, comme Teresa, son person­nage, elle est une fille-​tornade capable de chan­ter, de combi­ner le son au sens, capable aussi de mots violents – “lâche-​moi, casse-​toi” –, de se trai­ter de chienne. Il s’agit d’inventer une langue, c’est certain, une femme, c’est probable, et, s’enfonçant dans la nuit noire, de sortir du tracé de la version préexis­tante. Projet qu’elle pour­suit avec son dernier livre, Parole, personne. »
Marie Étienne, à propos de L’Hypothèse Tanger, CipM, 2017, dans « Portraits de poètes », En atten­dant Nadeau, n° 60, 18 juillet 2018

« Dense, fluide, Parole, personne, le sixième livre d’Anne Mala­prade […] confirme qu’on tient en elle la poète et critique la plus douée de sa génération… »
Didier Cahen, Le Monde, 21 septembre 2018

« Parole, personne est un petit livre magni­fique et complexe. Construit sur une spécu­la­rité, il s’annonce comme un miroir tendu au lecteur et à son auteure : divisé en deux, il porte d’un côté la prose, le tirage et l’inspiration, et de l’autre, les vers libres, le néga­tif et l’expiration. De chaque côté, rigou­reu­se­ment les mêmes titres, dix-​neuf fois repris, en symé­trie parfaite […].
Un miroir donc, qui propose des photos, et même des gale­ries de portraits de la famille et de l’humanité toute entière compres­sée dans cette foule rappe­lée au réel par le biais de l’écrit. Ces clichés rappellent et rendent hommage. “Deux ou trois corps que je sais d’elle. Ils révèlent aussi les souf­frances de géné­ra­tions de femmes, quasi­ment réduites à un corps, malade de violence et de veule­rie, de délé­tère chimie absor­bée et d’impuissances, obscu­ré­ment repro­duites sur les géné­ra­tions d’après. […]
Le livre fait corps avec l’intime, avec le corps, avec l’organique dont il reprend les déchi­rures, les bles­sures, les frag­men­ta­tions et les zones d’ombre jusqu’au point de non-retour. »
Marie Caze­nave, L’Intranquille, n° 16, mars-​septembre 2019