Description
Seul / double est construit par échanges successifs de poèmes par courriels sur onze mois, chaque auteur répondant à l’autre sans contrainte de temps ni de forme. Dans cette correspondance le jeu est moins de questions/réponses que d’association d’idées, chacun poursuivant le propos de l’autre dans la singularité de son style. Ainsi deux voix très différentes s’allient et composent ensemble un texte d’une réelle unité tout en interrogeant l’altérité dans son fond comme dans sa forme. Partis tous deux du « je », ils évoluent au fil de ce tressage de voix. L’une s’efface derrière le « on » de la perception commune, l’autre se laisse comme infiltrer par une autre voix entre guillemets. Plus l’un travaille la brisure épurée du vers, plus l’autre donne de l’amplitude à la phrase.
De cette articulation entre deux voix naît une ligne de présence au monde, empreinte de désenchantement (mais comme le souvenir d’un enchantement), d’un être-là, sur le seuil : « tant qu’il y a de la place dans le regard » (AB), « je compose des visages face au miroir » (FH) ; « nous avons ramassé les jours tombés sur le pas de la porte » (FH), « les disparitions n’effacent rien » (AB). « Comment défaire cette proximité immédiate / d’un jour avec un autre jour / comment ouvrir » (FH) ; « la vie se glisse comme la poussière / dans les interstices de nos heures empilées / et quelle cendre / si l’on souffle dessus » (AB).
Notes de lecture
« Deux auteurs pour un livre au titre énigmatique, extrait d’un poème du recueil : “s’écrire / seul double / un langage sur l’autre” (p. 65). On est déjà dans l’ambiguïté : faut-il entendre dans “s’écrire” un écrire-soi et le dédoublement qui s’ensuit, ou bien “s’écrire” l’un à l’autre, dans un échange de lettres ?
[…] Ici, on est devant une alternance (est-elle si stricte que cela ?) de deux écritures qui se font écho tout en restant distinctes, dans un jeu de dialogue par reprises assez nettes dans le détail : “Je m’y promène toujours en silence, cherchant une réponse à mes propres pensées, dans l’invention d’un compagnon qui n’a jamais été donné à cette solitude” (p. 12). À quoi répond l’incipit du poème suivant, page 13, “j’habite tout l’espace de ma solitude”. De même pour les “heures” pages 39 et 40, ou pour “le nez contre la vitre” (p. 58 – 59). Ou encore “De si petits objets suffisent à tuer” (p. 42), et “d’autres petits objets qui tuent” (p. 43)… Pour le lecteur, la question n’est donc pas l’entrecroisement, le tissage des poèmes ; par contre, qui est au bout du fil ?
Sur ce point, les auteurs n’aident guère : on ne peut décider, par exemple, qui signe le premier poème, ce qui permettrait d’attribuer le suivant à l’un ou à l’autre, etc. pourvu qu’il s’agisse d’une véritable alternance, tenue tout au long du recueil…
[…] Mais est-ce important, au fond ? Ce dialogue poétique aux interlocuteurs flous ne vaut-il pas en lui-même, dans une avancée vers une sorte de poésie sinon anonyme, du moins un peu désindividualisée ? De fait, après un temps de déstabilisation, le lecteur laisse filer la question du “qui écrit ?” pour ne plus retenir que le poème lui-même. Au passage, on remarquera que ce dispositif déplace, ou tend à annuler la question d’une poésie “féminine”, ou “masculine”. Ici, les parentés de regards et de thèmes l’emportent sur les différences stylistiques ; il y a bien deux voix, mais on entend davantage leur rencontre que leurs solitudes distinctes : “restent les doigts, tendus de l’un à l’autre par un vaste réseau de fils et d’ondes (…) ces autres mains sur un clavier / guidées par l’écho d’une autre pensée” (p. 38), ou “les voix s’allongent dans l’ombre / et le silence / sèche au soleil” (p. 11). »
Antoine Emaz, Poezibao, 10 août 2015« Vivre se résumerait à écrire, ou lire, “les pages de sa propre fable”, comme le suggère le premier poème ? à chercher, en vain, l’absent(e) ? à refuser un monde où l’on ne sait que compter les choses ? Pas exactement. Le rêve comme refuge, sans doute, mais le refus d’un état du monde n’exclut pas de vouloir “toujours apprendre à vivre” ; il s’agit de rompre le silence, si difficile cela soit-il, et par la variété des rencontres essayer de reconnaître l’autre, essayer de comprendre comment on vit le temps. […]
“seul double”, soi et étranger, sachant que dans l’approche de l’autre il faut accepter le malentendu, et passer outre. Qu’apprendre à vivre implique certainement de savoir qu’il restera peu — rien — de ce que l’on aura fait, dit, écrit, “La vie se glisse comme la poussière / dans les interstices de nos heures empilées / et quelle cendre / si l’on souffle dessus”. Mais encore de savoir qu’il faut sans cesse reprendre la conversation — le latin conversatio, c’est à la fois l’action de tourner et de retourner, et la fréquentation — au-delà du silence, de l’oubli, ce que rappelle le dernier poème :
chacun se débrouille avec son silence
après deux nuits, tout fut oublié
le dialogue se poursuivit sans eux”. »
Tristan Hordé, Sitaudis.fr, 16 août 2015« Sous ce petit livre se cache une correspondance échangée sur onze mois, du 16 mars 2012 au 18 février 2013. Pourquoi le chiffre onze et non pas douze mois ? Est-ce une volonté de laisser le cycle inachevé afin que le lecteur termine de lui-même ce recueil ? Aucune réponse ne nous est donnée.
Il s’agit, entre Anaïs Bon et François Heusbourg, d’échanger des pensées, des idées, chacun dans son style. “Que rencontre-t-on quand on rencontre / sa chair spécialement douce […] Chaque rencontre est la possibilité pour soi-même / d’une autre vie.” Assembler deux voix autour d’un même thème et les laisser s’unir pour composer ces poèmes. Seuls / double. Pourtant le titre nous prive du pluriel : seul / double. Plus qu’une seule voix derrière laquelle le lecteur retrouve les deux auteurs. Les styles sont différents ; passage du vers à la prose, de citation à l’emploi de l’italique. Mais comment savoir à qui appartient tel ou tel paragraphe ?
À la première lecture, le lecteur reste concentré afin de découvrir lequel des deux auteurs a commencé le poème. Et ainsi, pouvoir attribuer le vers suivant à l’un ou à l’autre dès lors qu’il s’agisse d’une alternance respectée. “Nous voilà ouvrant les fenêtres / le soleil baisse plus souvent / on pose le doigt sur ce qui passe / sur ce qui compte – ou qui pouvait compter. Nous voilà fermant les fenêtres / glissés dans les plis incertains / le nez contre la vitre / vois-tu, peut-être que l’on se trompe.”
Mais il faut une seconde lecture pour dépasser cette interrogation et se laisser porter par la poésie. Ce n’est plus “seuls” mais seul ; la rencontre a eu lieu. “Restent les doigts, tendus de l’un à l’autre par un vaste réseau de fils et d’ondes.” »
Alexandre Ponsart, CCP # 32 – 4, 30 août 2016