Description
Otok pourrait se résumer comme étant le « journal de résidence » de Lou Raoul à Split, en Croatie, en novembre-décembre 2013. Drôle de journal cependant, donné, déjà, comme celui d’une narratrice du nom de Kim, une elle et non un je, ensuite si peu chronologique, avec allers et retours incessants sur une série de dates, les mêmes. Mais ce qui frappe surtout est l’emploi du conditionnel, qui gagne chaque observation, chaque notation, y compris la stricte réalité des lieux (« et au nord-ouest du mont Dinara la Cetina prendrait sa source »…), et des dates (« ce serait le 10 décembre… »). Ainsi le récit est constamment brouillé, semble constamment mettre en doute ce qui est décrit – le mettre à distance.
Concrètement, Lou Raoul est en effet soustraite à son quotidien, confrontée à une culture autre ; et elle décrit ce sentiment « d’insularité » – otok signifie « île » en croate – qui la submerge. Étrangère, et toute portée vers cet étrange. La langue, en premier lieu, qu’elle ne parle ni ne comprend, perçue davantage comme un chant. Aussi, autant décider que « toutes les femmes se nommeraient Tea / tous les hommes se nommeraient Mladen ». Otok est ainsi émaillé de rencontres avec de « nombreux » Mladen ou Tea, marchande de légumes, passant/e, de tous âges. Et l’écriture est parsemée de noms croates, dont les sonorités participent de ce chant, de la musique du texte, avec les distorsions de la phrase habituelles à l’auteure (une construction grammaticale souvent inversée, aucune ponctuation autre que des virgules, pas de majuscules sinon celles des noms propres).
Quant aux journées vécues ici, il n’y a pourtant, au premier abord, en-dehors de la saison bien plus clémente, rien de spécial : un marché de Noël comme partout ailleurs, les boutiques chic, les filles élégantes, les téléphones portables, les yachts bien rangés, à côté des petites gens plus ou moins miséreuses, pêcheurs, joueurs de pétanque – ou le linge tendu entre les immeubles, la multitude de fruits et fleurs inconnus dans nos latitudes. Des clichés, somme toute…
Or la réalité de la Croatie, c’est plus profondément la question de la guerre, encore si présente. Mais que peut en dire une étrangère ? La sentir, l’évoquer, comme entre les lignes (« le chiffre de six mille suicides / puis tout ce que Kim tout ce que »), peut-être un peu plus précisément au fil des jours, les ruines, la souffrance et le silence s’imposant malgré tout.
Peut-être, alors, l’étrangère est-elle un peu moins étrangère – mais sans doute davantage à elle-même : « déplacée » – de soi, en soi. Parce que « même si, / Kim poserait des questions continuerait à tenterait de et Mladen répondrait qu’elle ne pourrait parvenir à comprendre, que même lui et même si, que même si lui ».
Notes de lecture
« Ce livre semble à mes yeux s’inscrire dans une suite des textes précédents publiés par Lou Raoul.
En effet, on y retrouve les noms d’Else, et j’en découvre d’autres : Kim (dédoublement d’Else), et aussi Mladen, Tea.
Alors, il s’agirait donc plutôt de poésie narrative. En apparence, oui, mais pas vraiment.
Les noms employés agissent comme des typologies, et non comme des êtres humains individualisés. Mladen pourrait être un personnage masculin, Tea, un personnage féminin, ces deux typologies se rencontrant à tout bout de chemin dans ce pays que l’auteur ne connaît pas, avant d’y être.
De plus, l’emploi systématique du conditionnel met de la distance avec la réalité, comme si ce qui a été vécu aurait pu l’être mais ne l’a pas été.
C’est amusant, parce que la plupart du temps, dans d’autres textes, la poésie est vécue comme étant l’appréhension d’une réalité difficile à saisir.
Ici, la démarche est inversée (tout comme les phrases d’ailleurs, fréquemment). La poésie naît plutôt de la distance mise avec la réalité par l’emploi du conditionnel, le recours à ces typologies, et aussi bien sûr, l’emploi de mots étrangers non traduits. On ne sait pas de qui il est question, on ne sait pas quand. Mais des scènes de rues se sont produites dans ce pays lointain, dont les souvenirs douloureux passent par les non-dits. »
Patrice Maltaverne, Traction-brabant, 19 mars 2017