Description
Une même lunaison est le « journal » d’une lunaison, l’intervalle de temps séparant deux nouvelles lunes. Ce journal tel un cycle en partage relatant les vies d’ils ou elles – au singulier, en solitude souvent, des gens plutôt âgés, quelques enfants ou écoliers – est séparé en deux parties construites chacune sur quinze jours, « Un même vent » et « Un même temps », titrées d’après le terme de marine « lunaison de vent ou du même temps / du même vent ou de temps ». « Il y a ici tout un monde qui s’affaire invisible », un réseau de petits riens qui vont et viennent au fil des pages : la pêche à la ligne, les animaux (ragondins, chats), les légumes à préparer, les trains, les horloges, les mouchoirs, les fleurs… des traces qui dessinent des vies de peu.
Des vies comme sous influence de la lune où point une certaine mélancolie, une tristesse des humeurs, la bile noire, comme on disait jadis, ou alors un ennui des mêmes gestes fatigués. Il y a le voisin ou la voisine acariâtres, il y a elle, sûrement dans un intérieur – « Au-dehors tout est moins clair » –, qui a « peu de choses à vivre », si ce n’est observer les mouvements des autres : « Elle n’a rien d’autre que de dire de ce que les autres font, ce que les autres ne font pas ». Ou il, son corps : « De la route elle voit son corps d’homme / de cris et d’abois / qu’elle voudrait toucher de tendresse et de sexe ». Elle s’imagine – « Puisqu’il est là le bien-aimé » –, et « enfin dort au bruit du dernier train de nuit »…
Il n’y a guère d’échappatoire, pas de pensée magique, ici on est au ras du réel. Mais il y a encore du désir, beaucoup de tendresse aussi malgré l’usure et le quotidien. Des cheveux blancs, des mains usées, juste quelques gestes, quelques mouvements furtifs dans la pénombre, qui suffisent pour qu’une « main entre les cuisses », pour qu’une « main qui sait encore s’agiter, caresser les souffles »…
Notes de lecture
« À quoi cela tient. Ou plutôt dans quoi. Dans quel espace. Dans quel intervalle entre deux nouvelles lunes consécutives. Dans quel livre justement intitulé Une même lunaison. Oui, cela tient en trente jours. Deux fois quinze. Chacun des quinze jours de la première partie (un même vent) trouve son écho dans la seconde (un même temps). Son prolongement ou son explication.
“Comme ce jour où l’enfant a glissé sur la berge du lac.” Le jour 1. Un jour comme les autres, où, pendant que ses parents travaillent, un gamin pêche à la ligne. Un accident sans gravité, qui ne modifiera pas le cours des évènements. “Tout flottait”, ce jour-là. Le flou, la distance. C’est ce qu’on veut croire. Qu’on a rêvé. Que le pire n’est pas arrivé. Quelques pages plus loin, on retrouve le jour 1. Le même décor, la même scène, mais quelque chose a changé. L’eau qu’on associe, dans certains calendriers, à la lune montante, est devenue plus lourde, plus noire. Les hérons cendrés ont déserté les berges du lac. Il y a bien un ragondin, mais “sa queue de rat contourne un corps qui flotte”. Celle qui écaillait les huîtres “s’écaille au soleil”. “Se caille comme du vieux lait.”
La lune est menteuse, on aurait dû se méfier. Se rappeler que le C qu’elle dessine signifie qu’elle décroît. Et que le D veut dire qu’elle croît, contrairement à ce qu’on pense (dans nos langues latines).
Le jour 2, les apparences ne sont pas moins trompeuses. Serait-il enfin possible de saisir le réel, de le mettre sur le papier ? De faire dans ses poèmes ce que des photographes comme Diane Arbus, Nan Goldin, ont si souvent tenté : une plongée dans l’intimité. Celle des voisins, quitte à jouer les voyeuses, mais c’est aussi la sienne que l’écriture nous livre. »
Denis Montebello, L’Actualité Nouvelle-Aquitaine, 25 mai 2019 (article illustré de dessins de Sofia Queiros)« Poèmes numérotés. Sofia Queiros nous fait entrer dans le monde, le quotidien de ses voisins, des petites histoires, des petits riens, ou bien les conditions de vie plus difficiles. Les humeurs des uns, des autres, entre deux nouvelles lunes. Le temps passe et file, “la vie qu’il reste”, voici le fil rouge de ce livre. Le temps laisse des écorchures ou bien donne “tout ce qui veut bien se donner”. Les cheveux grisonnent ou blanchissent.
“Il monterait bien à l’échelle mais son corps ne suis plus comme avant”.
Nappe à carreaux et formica pour un arrêt sur image, sur une vie à éplucher, ramasser des graines, pêcher. Les écoliers, leur buvard. Et si cela évoquait un autre temps ?
Beaucoup de tendresse, des mains rugueuses. Toutes ces personnes, il ou elle. L’héritage qu’elles ont eu, ce qu’elles nous ont laissé ou laisseront. Joie de lire Sofia Queiros, car chacun de ses livres à mes yeux est précieux. L’écriture tout ayant sa signature, se renouvelle à chaque recueil. Ici, en apparence, moins d’effet de langue, les mots sont posés simplement. L’écriture mesurée, maîtrisée laisse entrevoir un monde que nous avons ou pourrions avoir connu. J’aime. »
Cécile Guivarch, Terre à ciel, juillet 2019« Avançant à pas comptés parmi les très petites choses de sa vie de princesse du quotidien, progressant jour après jour féminin d’une même lunaison qu’un vent marin lui souffle venu de loin ; de la menue fractale de sa vie suivant le cours brisé, concassé ; à ras, à même rompant le pain de lune avec ce qui de rien à soi lui vient, Sofia Queiros écrit les bonheurs de Sophie poète diariste, au fil rompu, à la syntaxe près. Il ne se passe rien. “Parfois un grincement // un craquement dans l’ordinaire tourne et rond.” L’adjectif verbalisé, verbe alizé de pâté et de flaque, la flache de Rimbaud.
Le parti pris du peu tire parti du peu, prend à partie le peu et le rien des petites gens qui sont son quotidien – avec des creux de tendresse. […]
La plupart des jours sont doubles, à deux pages en regard. Mais ceux qui importent ont la politesse d’être marqués d’une page blanche, d’un caillou de Poucet qui n’a pas de féminin ; seule celle de droite imprime, imprègne l’événement. L’ellipse comme une éclipse. Tout glisse sur une éclisse dans la monotonie des jours. Sur une écharde naine. À tâtons pensés. Figures de non-style les raccourcis en impasse, les enjambements de non-lieu – après une strophe ou deux la syntaxe se raccorde, à contre-zeugme traverse l’Hellespont avec toutes les armées de Xerxès. Rimes et allitérations éliminées impitoyablement. En Sofia vers et prose ont retrouvé leur tronc commun. »
Christophe Stolowicki, Sitaudis.fr, 1er juillet 2019