Description
Sommes-nous se compose de deux parties, « Nid » et « Brins et débris », dont la première serait comme un resserrement de la seconde, peut-être aussi comme un arrêt sur image.
« Nid » déroule, au présent, de petites proses où elle et je (féminin) se croisent, se contredisent et se confondent alternativement, en couleurs et en grisaille. L’une effacée et l’autre extravertie, entre rêve et réalité (ce qu’on est et ce qu’on aimerait – ou pourrait – être), pourrait-on dire, rejointes par un il. Ce il semble d’abord rêvé/imaginé par elle ou je, en ce qu’il « aimerait pouvoir pisser debout comme ses congénères » ou avoir « un corps qui n’enfante pas » alors qu’il semble bien avoir tous les attributs d’un il… Puis il rentre lui aussi dans la danse, « il trouve que l’on ne fait pas suffisamment attention à lui » quand elle ou je aimerait être regardée, aimée, tout simplement remarquée, et « monte aux arbres » quand « elle monte sur ses grands chevaux », dans ce mouvement de balance entre les verbes qui font toute cette partie (je/elle s’étonne, elle noue/je dénoue ou encore « elle est sur les genoux de l’Italien » / « je suis sur les genoux comme souvent à la fin d’un jour »). Troisième facette finalement du même être, puisqu’« elle il je partagent la même maison le même lit… la même vie la même ».
« Brins et débris », de son côté, est une litanie de et, trois par page, conjuguée à l’imparfait ou au participe présent, qui ne dit pas autre chose que la vie et la mort entremêlées : « et les objets entassés comme butin de vie / à la mort d’un qu’on chérissait se perdaient dans les mains fragiles d’un autre qu’on ignorait » ; « et la journée arrivant à ses fins comptait ses victimes hommes femmes et enfants qui s’étaient échinés à se rendre heureux à faire la vie ». Autant de bribes d’humanité, scènes et tragédies du quotidien, tous et chacun emportés dans la ronde de la vie, « envers et »…
Comme toujours chez Sofia Queiros, Sommes nous est emprunt d’une grande humanité, d’une grande tendresse. Sa prose poétique, très rythmée, est en apparence simple mais, légèrement bousculée, avec des mots accolés inattendus, déroutants, jouant sur l’ambiguïté, elle nous emmène où nous n’avions pas prévu d’aller… Mais toujours dans nos vies, nos batailles à vivre.
Notes de lecture
« Sofia Queiros reste fidèle aux éditions Isabelle Sauvage et y publie un nouveau recueil : Sommes nous. L’atmosphère est familière aux lecteurs de Sofia Queiros, le train n’est pas loin, ni le chef de gare, et le voisin pourrait bien surgir derrière la clôture…
Sommes nous. Il s’agit d’être, en effet ; d’être au monde, d’une appréhension de ce que cela pourrait signifier, même si la réponse se dérobe au fur et à mesure que les mots creusent. Le nous est une surprise dans ce déploiement de je, il, elle. Le portrait d’une femme est esquissé, à de multiples reprises. Tantôt plein de féminité, tantôt masculin. Une fille timide succède à une femme forte qui hurle et n’a que faire des apparences, des marques de la séduction les plus grossières, elle fume, les jambes écartées… Puis la femme est vieille, redevient un enfant, comme dans un rêve, brusquement c’est un homme. L’humour est présent, parfois grinçant, le sourire est peut-être une grimace.
La deuxième partie est plus sombre, on oscille de la vieillesse à l’enfance, entraînés vers une galerie de personnages pris dans leur intimité, avec un soupçon de violence et d’obscénité tandis que, comme dans les autres recueils, plane sur les pages l’ombre de l’ogre qu’une approche lente et douloureuse tente d’apprivoiser.
C’est un texte riche et réussi qui peut faire penser, en particulier dans la deuxième partie, à L’Arrêt de mort de Maurice Blanchot où, malgré le manque absolu de logique, le texte nous parle de la mort et de l’extrême angoisse qui nous étreint, des peurs enfantines mais combien réelles, vivaces, à l’intérieur de nous.
Sofia Queiros a encore une fois mis au jour une part de l’univers étrange et poétique qui est le sien et a su renouveler la forme qui permet ce dévoilement. »
Martine Montebello, « Le nous est une surprise », L’Actualité Nouvelle Aquitaine,
n° 116, printemps 2017« Joie de retrouver l’écriture de Sofia Queiros dans ce nouveau recueil Sommes nous. Ici, de petits textes se suivent comme des échantillons de pensées. Celles-ci s’enfilent comme des perles, forment des mini-listes. Ces listes de petites choses se situent dans l’action avec une série de verbes : parler, patauger, marcher, s’étonner, désirer qui côtoient et contrastent avec le besoin d’hurler, la rage enfouie autant de signes d’existence et de vivre. Sommes nous, c’est elle, c’est il, c’est je. C’est avant tout de l’humain, homme et femme, de soi, de nous, de notre place dans le monde, de chacun de nous avec nos particularités, nos sensibilités. Il ne s’agit pas seulement de l’homme et de son nombril, mais de l’homme et de la conscience du monde. Ce “il” qui “pense à la mer Méditerranée qui ressemble à un cimetière”, est glissé dans un texte parmi d’autres choses dont l’amour et la vie quotidienne. Sofia Queiros évoque, parmi d’autres choses, le besoin d’attention dont fait preuve chaque être humain. Elle évoque et puis laisse s’envoler la conscience, le fil du texte se déroule, sautant de pensée en pensée. De soi, aux gens dans la rue, à l’humanité toute entière, où pourrait être la différence dans le fond ? Ainsi tant de pronoms, qui finalement se rejoignent, forment une même personne et la complexité de l’être humain.
Dans une seconde partie, “brins et débris”, les textes restent sans ponctuation, mais sont découpés en 3 strophes, comme pour donner de l’aération ou une forme d’organisation de la pensée. Telle une série de petits tableaux, cette deuxième partie évoque davantage la violence, aborde beaucoup de sujets de société, de l’enfance aux problèmes des adultes, à la vieillesse et la mort. En quelques lignes, quelques mots, Sofia Queiros a une force d’écriture qui permet d’aborder des sujets graves en rappelant que le monde est aussi capable de douceur. »
Cécile Guivarch, « Hep ! Lectures fraîches ! », Terre à ciel, avril 2017« Il y a dans ces proses une attention aiguë aux petites peurs que l’on garde pour soi, aux petits gestes de l’enfance, aux petits mouvements de tendresse que l’on n’oublie pas, à tous ces petits riens dont la vie est construite, qui façonnent chacun. Ce sont tous ces moments que rassemble Sofia Queiros dans Sommes nous — l’absence de trait d’union n’est pas fortuite —, tout en sachant que cette somme ne vise pas à dire une unité impossible, ou s’il y a unité elle est de choses disjointes : “le merle moqueur (…) jamais ne se posait plan plan pour construire nid brins et débris”. »
Tristan Hordé, Sitaudis.fr, 26 avril 2017« Sofia Queiros souligne ce qu’il existe de fascinant, d’opaque, d’inépuisable en l’être. Le texte reste la traque d’ombres par l’hydre des mots les plus justes. La poétesse ne théâtralise jamais l’humain : une compréhension plus profonde des rapports qui unissent et régentent l’être à lui-même fait de la poésie un corpus dressé sur notre abîme. L’ensemble anime une lutte perpétuelle du corps et de l’esprit dans l’accomplissement ou l’écrasement de leurs désirs opposés.
Le tout dans une écriture alternative, incisive, fragmentée propre à mettre en scène le et les sens dans leur hybris. Elle matérialise aussi des régions de l’inconscient. Chaque fragment devient “un lieu mental” par lequel le lecteur peu à peu se laisse investir. »
Jean-Paul Gavard-Perret, Lelittéraire.com, 28 avril 2017« Relever les traces possibles de notre hypothétique existence, de nos incertaines identités, telle semble être la visée de la poésie de Sofia Queiros. […]. Son livre récent ne déroge pas à cette inclination ; son titre est d’une remarquable ambiguïté : sommes nous, dont on ne sait s’il faut l’entendre comme fragment d’une interrogation existentielle ou affirmation de la dissolution du je dans le jeu des semblables. À coup sûr, au fondement de la démarche, un étonnement proche de la sidération (d’être là, d’être soi), un malaise conséquent que l’écriture va chercher à exprimer et transmettre.
[…] Tout ceci se résolvant dans le poème final à la strophe unique : Sofia Queiros ne laissera personne prétendre que l’enfance est le meilleur moment de la vie…
“et l’univers s’entrechoquant ne se décidait pas contre toute prophétie à mettre fin au monde qui continuait vivant sa ronde envers et” »
Claude Vercey, « Et l’univers ne se décidait pas à mettre fin au monde », Décharge, I.D, n° 706, 24 août 2017« Une voix se dédouble : deux pronoms, elle et je, se font face : “elle ne parle pas très fort” dit la page de gauche ; “je hurle dans les oreilles”, répond celle de droite. Comment affirmer son existence dans un monde déjà comble ?
Le titre du livre, Somme nous, sixième ouvrage de Sofia Queiros, s’écrit sans trait d’union : pas une question, l’intégrité du verbe, le poids du pronom. La voix cherche son identité, je agit et se regarde agir, elle. Et je elle = nous. […]
Le “Nid”, titre de la première partie, foisonne de plumes désordonnées dans lesquelles l’enfance rebondit, comme les deux mots mélangés par un enfant qui bute sur l’ordre des mots et “patauge dans la boue bottes en caoutchouc mitaines en laine qui pique les mains”. […] Un air de ritournelle. Le nécessaire énoncé de rien […]. Et ce goût pour “ce qui de guingois” la fait se reconnaître dans les malheureux qui accordent du prix aux choses : “un mouchoir en tissu écossais comme si précieux”. Il manque des verbes, on va vite, on dit comme on pense […].
La seconde partie tisse le “nid” de “brins et débris” de nous, comme l’annonce son titre […] la construction du nid est précise et rigoureuse dans sa forme de sommes.
Inventaire large, somme de réminiscences parfois datées : cafetière, objets entassés, mur, nuit, un film d’Ettore Scola, le portrait du Général… Après le je, elle, il, voici les ils et elles autres : “la vieille femme”, “la laborieuse”, “la mère”, “la mère-grand”, “l’aîné”, “le puîné”… Le nous devient celui de la famille. Bribes d’histoire, ébauches de faits non détaillés comme des débuts de récits possibles restés sans développement, peut-être comme nous, éparpillé, somme d’éléments qui s’additionnent pour constituer l’ensemble inabouti de nos vies. »
Isabelle Lévesque, « Nos vies inabouties », La Nouvelle Quinzaine littéraire,
1er-15 septembre 2017« Troisième recueil de Sofia Queiros publié par les élégantes éditions Isabelle Sauvage, Sommes nous semble proposer sur un mode ludique une réfutation de la théorie des pronoms de Benveniste. Pour le linguiste, qui accorde une valeur essentielle au couple je / tu, la troisième personne est une non-personne. Or toute la première partie du texte (“nid ”) présente une alternance entre pages de gauche et de droite où première et troisième personnes se répondent comme si elles incarnaient des personnages à l’état inchoatif. Se répondent-elles vraiment ? La question constitue un enjeu de la lecture puisque les termes sont parfois repris à l’identique d’une page à l’autre. Et quand ce n’est pas le cas, le lien se fait thématique ou plus incertain. À ce jeu sur la langue, s’ajoute une dimension que le vocabulaire contemporain dirait “genrée” : en effet, la troisième personne est baptisée “elle” et se métamorphose ou plutôt se dédouble en “il” après quelques fragments. Les trois personnes finissent par s’unir : “elle il je partagent la même maison le même lit la même bière…”
La seconde partie, “brins et débris”, obéit à un autre fonctionnement : ce ne sont plus des blocs de quelques lignes, régis par la logique fuyante que j’ai tenté de décrire, mais, sur chaque page, trois strophes de trois lignes commençant toujours par “et”. La reprise incessante de la conjonction introduit un rythme entêtant qui accompagne ces très fugaces évocations de la vie quotidienne. L’usage exclusif de l’imparfait associé au participe présent introduit l’idée d’une perte, que ce soit celle des sensations, ou d’un certain rapport aux activités simples du quotidien. Cette tonalité est moins mélancolique qu’élégiaque tant il s’agit de célébrer des fragments de présence au monde et d’attention scrupuleuse au passage du temps – qui est aussi célébration sans emphase des pouvoirs du langage : “et la fille se récitait des poèmes verts savourant chaque vilain mot comme une friandise…” »
Mathias Lavin, CCP – Cahier critique de poésie, #34 – 5, 9 février 2018